Le métier, les médias, la salle de rédaction de La Presse, et vous

Les cinq journalistes de La Presse qui vont couvrir les Jeux olympiques de Pékin vont décoller ce soir de l’aéroport Trudeau avec une fébrilité inhabituelle.

Vous me direz qu’il est normal de ressentir un certain degré d’excitation et de nervosité à la veille d’une grosse affectation, c’est vrai. Le reporter Vincent Larouche et le photographe David Boily la ressentaient aussi, jeudi dernier, quand ils ont pris leur avion pour Kiev.

Mais je vous dirais qu’une telle fébrilité avant de partir pour des JO, ça, c’est du jamais vu…

Il y a la COVID-19, bien sûr. Il y a la fiabilité des tests chinois. Et il y a la peur d’être confiné pour une durée indéterminée.

Il y a aussi la surveillance policière. Il y a les risques d’espionnage technologique. Et il y a l’interdiction de se déplacer hors du corridor étroit entre l’hôtel et les épreuves sportives.

Et disons-le, il y a également le rapport qu’entretient la Chine avec les droits de la personne, la liberté de la presse et quiconque ose remettre en question le discours officiel sur les Ouïghours, Hong Kong ou n’importe quel enjeu d’importance.

Quand même pas banal qu’on soit soucieux de la sécurité de nos journalistes au point de leur fournir des téléphones et ordinateurs vierges qu’on devra envoyer à une agence spécialisée à leur retour pour qu’ils soient totalement effacés.

Je rappelle qu’ils s’en vont couvrir… des Jeux.

Dans un tel contexte, même un vieux routier comme le journaliste sportif Simon Drouin, qui en sera à ses 11es Jeux olympiques, quitte le pays avec des craintes et des appréhensions.

Et ce, même si Simon a couvert les Jeux de 2008 qui ont eu lieu à… Pékin !

« C’est fou comment c’est différent cette fois ! On ne pourra pas sortir de la bulle, on ne pourra se promener nulle part, on n’aura pas accès aux gens de la rue, souligne-t-il. Alors qu’en 2008, on pouvait aller où on voulait, quand on voulait. J’avais même apporté mon skateboard pour me déplacer. Je me souviens très bien qu’on se promenait partout à Pékin avec Pierre Foglia, on parlait au monde, on s’arrêtait prendre le thé sur des terrasses. Sans jamais être dérangés. »

« Quatorze ans plus tard, je m’en vais dans la même ville… mais c’est un tout autre endroit qui m’attend ! »

Bien sûr, il y a un petit évènement qui est survenu entre 2008 et 2022 : une pandémie…

Mais ce que les journalistes et organisations déjà présents sur place constatent, c’est que la COVID-19 a le dos large quand on évoque les contraintes imposées aux médias.

Sous prétexte de pandémie, par exemple, des journalistes ont été refoulés sur certains sites de compétition. Et ils n’ont pu suivre le relais du flambeau olympique… qui fut curieusement, rappelez-vous, un moment gênant pour la Chine en 2008 en raison des manifestations qui avaient alors marqué le parcours de la flamme.

Pour le Club des correspondants étrangers en Chine, il n’y a aucun doute qu’il s’agit d’une campagne délibérée visant à restreindre l’accès et le travail des journalistes.

Pour rappel, ce pays figure au 177e rang sur 180 de l’index de liberté de la presse de Reporters sans frontières.

On n’a d’ailleurs qu’à comparer avec les Jeux de Tokyo, qui étaient tout aussi marqués par la COVID-19, pour réaliser l’énorme écart qui existe entre les deux évènements. Au Japon, il y avait aussi des contraintes, mais une fois la quarantaine terminée, vous pouviez vous déplacer où bon vous semble.

Comme m’a dit le chroniqueur Yves Boisvert avant de décoller pour la Chine : « Tokyo était paperassier. Mais Pékin s’annonce policier. »

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Pourquoi y aller dans ce cas plutôt que de boycotter ?

Pourquoi a-t-on quand même décidé d’envoyer Alexandre Pratt, Émilie Bilodeau, le photographe Martin Chamberland, en plus d’Yves et de Simon ?

Ne devenons-nous pas complices de ce régime autoritaire en nous rendant sur place et en faisant la promotion de ces Jeux olympiques ?

C’est ce que pense Bob Costas, par exemple, ce commentateur sportif bien connu qui a été sur les ondes de NBC pendant 40 ans. À son avis, quand un média couvre un évènement sportif, « il rapporte un évènement, mais il en fait aussi la promotion ». Autant dire que les médias font donc, à ses yeux, la promotion de la Chine.

Mais aussi séduisante que soit cette conclusion, elle ne tient pas la route pour le monde journalistique. Peut-être pour un commanditaire ou à la limite un diffuseur officiel, mais pas pour un simple média qui couvre l’évènement.

D’abord, un journal comme La Presse n’est pas un organe de combat. Et les journalistes ne sont pas des militants. Leur travail est de témoigner de ce qui se passe sur la planète, d’expliquer le monde dans toutes ses conditions.

Imaginez un monde où des médias boycottent des pays sous dictature. Cela reviendrait à se faire complice des régimes autoritaires qui souhaitent, justement, que les journalistes étrangers les évitent ! Pensez aux talibans en Afghanistan, qui seraient bien heureux que les médias regardent ailleurs.

Ensuite, on ne choisit pas les pays qu’on couvre selon notre degré d’accord avec sa gouverne. Sinon, Isabelle Hachey ne serait jamais allée en Libye, Michèle Ouimet aurait évité l’Arabie saoudite et Laura-Julie Perreault n’aurait pas témoigné de ce qui se passe en Iran.

Et dernier point, les journalistes ont besoin d’être sur place pour témoigner de ce qui se passe là-bas, pour raconter les histoires que vivent les athlètes, pour rendre compte de cet évènement grandiose. Bref, pour être nos yeux et nos oreilles, autant s’il s’y passe des choses merveilleuses que l’inverse.

Si La Presse boycottait les JO parce qu’ils ont lieu en Chine cette année, ce serait donc aux athlètes canadiens qu’elle ferait mal. Pas à la Chine.