Un jour d’automne en 2012, je suis allé rencontrer John Gomery dans sa maison de ferme, à Havelock, tout près de la frontière américaine. Il élevait quelques veaux, faisait pousser un jardin en gentleman farmer. Mais même dans cette retraite, il suffisait de parler de corruption municipale, ou de corruption tout court, pour que son visage s’empourpre.

Il avait eu vent de la corruption à la Ville de Montréal… mais à ce point ? Ce qu’on voyait devant la commission Charbonneau ? « C’est pire que je croyais », avait dit l’homme qui pourtant en avait vu.

Ici, m’avait-il dit, au conseil municipal de Havelock, on peut suivre à la trace chaque pièce de 5 cents.

PHOTO RYAN REMIORZ, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

John Gomery dans sa ferme, à Havelock

Comment peut-on voler les gens ainsi à Montréal ? Comment a-t-on pu détourner des centaines de millions à Ottawa pendant le scandale des commandites ? Comment peut-on laisser faire ces choses-là ?

Il était physiquement révolté par l’idée même de corruption. Ça lui a joué des tours, parce qu’il s’en est trop ouvert aux journalistes en plein milieu de sa commission d’enquête.

Mais cette sincère indignation, qu’on pouvait croire sortie du sermon enflammé d’un pasteur protestant, en a fait une sorte de héros populaire.

John Gomery était l’incarnation de l’homme honnête, pénétré de l’éthique des affaires publiques. On le voyait rougir à la télé pour nous.

Avant d’être un commissaire célèbre, John Gomery était juge, et déjà j’aimais son style. Sous le sourire bienveillant, derrière la patience du magistrat, il y avait comme une sainte colère à la recherche d’une injustice, d’un abus de procédure, d’une absurdité du système ou d’une perversité humaine pour s’exprimer.

Il a trouvé avec la commission d’enquête sur le programme de commandites une dimension sociale et politique plus éclatante à son rôle. On peut dire qu’il a été le premier à mettre en lumière toute la corruption qui découle du système de financement des partis politiques à l’époque moderne.

PHOTO TOM HANSON, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

John Gomery en 2005

Je dis : à l’époque moderne, car dès la fondation du Canada, John A. Macdonald a dû instituer une commission d’enquête sur son propre gouvernement. Une commission qui l’a blâmé sévèrement, lui et George-Étienne Cartier, pour avoir reçu du financement de compagnies de chemins de fer.

Tout est sans doute à refaire et à redire. N’empêche : dans ses rapports de 2005 et de 2006, John Gomery a mis en relief clairement les périls éthiques du financement des partis politiques.

Il a frappé jusqu’au haut de la pyramide politique, où Jean Chrétien trônait.

Je n’oublie pas qu’il a commencé en disant son admiration pour la compétence et l’honnêteté de la fonction publique fédérale, dont il étudiait les déviances. Il exposait en même temps le système d’obéissance, pour ne pas dire de servilité, qui empêche les subalternes de dénoncer les abus du système de gouvernement. Et les pressions économiques que les partis aspirant au pouvoir faisaient subir aux donateurs.

Il y a un fil qui relie la commission Gomery à la commission Charbonneau, sur la corruption au Québec – qui a trouvé des preuves accablantes sur la Ville de Montréal.

Il y a un héritage invisible de John Gomery : des lois plus sévères sur le financement des partis politiques, bien entendu. Mais surtout, une conscience, une sorte d’éveil devant la culture complaisante, corrompue, de l’argent dans les affaires publiques.

C’est un exercice, un ménage national qui est toujours à refaire. Mais pour l’avenir prévisible, on ne pourra pas le faire sans référer à un nom (re)fondateur : John Gomery.