Seulement 4000 réfugiés sur les 40 000 promis sont arrivés au Canada depuis la mi-août

(Ottawa) Quelque 4000 sur 40 000. Trois mois après la chute de Kaboul, le Canada n’a accueilli que 10 % des réfugiés afghans qu’il avait promis de recevoir. Si les choses tardent à ce point, et que le ministre de l’Immigration, Sean Fraser, refuse de fixer un échéancier « artificiel », c’est en partie en raison des « défis gigantesques » sur le terrain. Mais il promet que la mission sera accomplie.

Le réseau est trop faible près d’Amangarh, ville du Pakistan à environ deux heures à l’est de la frontière afghane où Nasratullah Habibi* s’est exilé avec sa femme et leurs deux jeunes enfants. L’homme, qui affirme avoir été interprète pour les Forces armées canadiennes dans le bastion taliban de Kandahar en 2010 et 2011, envoie donc un message audio par WhatsApp.

« S’il vous plaît, aidez-nous », implore-t-il.

« J’ai aidé les Forces canadiennes, et maintenant, ma famille et moi, nous avons été abandonnés. Ma famille a peur. Nous ne sommes pas en sécurité », souffle l’Afghan qui a fui son pays.

Installé dans son bureau du 21étage surplombant le centre-ville d’Ottawa, jeudi soir, le nouveau ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté du Canada, Sean Fraser, écoute l’enregistrement que lui présente La Presse.

« Ces récits sont difficiles à entendre », réagit-il.

PHOTO ÉTIENNE RANGER, LE DROIT

Sean Fraser, ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté du Canada

Parmi les choses auxquelles je pense en me levant le matin et en me couchant le soir, c’est l’expérience humaine qu’ont traversée ces gens.

Sean Fraser, ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté du Canada

Puis, il s’empresse d’ajouter ceci : « Nous allons respecter notre engagement d’accueillir 40 000 réfugiés afghans au Canada. »

Et le gouvernement Trudeau va également « remplir l’obligation morale [qu’il a] d’aider ceux qui ont aidé le Canada, comme les interprètes qui ont soutenu les membres des Forces armées canadiennes », tranche le jeune ministre de 37 ans.

Il ne veut toutefois pas avancer de date butoir pour l’atteinte de l’objectif d’accueillir 40 000 réfugiés afghans formulé dans la plateforme électorale libérale, sous prétexte que ce serait une « date artificielle », en raison de l’« incertitude sur le terrain ».

Lente opération

Depuis que les talibans ont repris les rênes du gouvernement afghan, à la mi-août, près de 4000 réfugiés sont arrivés au Canada. Quelque 1700 ont été approuvés et patientent dans un pays tiers, et près de 9300 personnes, qui se trouvent toujours en Afghanistan, ont aussi reçu le feu vert pour venir au Canada.

La lenteur de l’opération a été vertement critiquée par l’opposition à Ottawa.

La machine bureaucratique s’est avérée mal huilée. Des demandes restent lettre morte. Des réfugiés qui ont fui dans des pays tiers, surtout au Pakistan, se sentent trahis par le gouvernement canadien.

Au Toronto Star, la Coalition pour les femmes en journalisme a raconté il y a quelques semaines que des 146 journalistes, militants, universitaires et avocats que l’organisation a aidés à évacuer dans des pays tiers, seules 3 personnes avaient eu des nouvelles sur leur demande.

L’ancien ministre de l’Immigration Chris Alexander – qui a lui-même essuyé de sévères critiques pour sa gestion de la crise en Syrie en 2015 – n’est guère impressionné par la façon dont les choses progressent.

C’est très lent. Plusieurs pays en Europe ont déjà reçu beaucoup plus d’Afghans que nous. Les États-Unis nous dépassent de loin.

Chris Alexander, ancien ministre de l’Immigration

M. Alexander n’en impute toutefois pas la responsabilité au ministre Fraser.

Mais aux libéraux, si.

« Les ressources qui avaient été déployées pour la Syrie après la victoire libérale ne l’ont pas été cette fois-ci. Pourquoi ? Parce qu’on était en campagne électorale. Puis il y a eu remaniement ministériel. Et donc, il n’y a pas eu d’ordre clair, de décision pour l’ajout de ressources », estime celui qui a été ambassadeur en Afghanistan.

L’Afghanistan n’est pas la Syrie

Sans nier qu’il y a eu des ratés au Ministère, Sean Fraser plaide cependant que les deux situations ne sont pas comparables.

« En Syrie, il y avait un effort centralisé, une présence majeure de l’Agence des Nations unies pour les réfugiés, qui se chargeait du traitement des réfugiés pour une multitude de pays à travers le monde. Pour ce qui est de l’Afghanistan, c’est un univers complètement différent », argue le ministre.

À cela s’ajoute le fait que le gouvernement taliban n’est pas particulièrement coopératif ni très compétent, signale le ministre : « Nous composons avec des gens qui ne sont pas particulièrement doués pour gérer un pays et qui, honnêtement, n’ont pas spécialement envie d’aider le gouvernement du Canada pour des raisons évidentes, compte tenu de notre implication passée dans le pays. »

La crise afghane va en s’aggravant. En entrevue avec la BBC un peu plus tôt ce mois-ci, le directeur général du Programme alimentaire mondial des Nations unies, David Beasly, a lancé un cri d’alarme, alors qu’un hiver que l’on prédit très rude est aux portes de l’Afghanistan.

C’est la pire crise humanitaire sur la planète. L’hiver s’en vient, on sort d’une sécheresse. Les six prochains mois seront catastrophiques.

David Beasly, directeur général du Programme alimentaire mondial des Nations unies, plus tôt ce mois-ci

« On est impuissants »

À Sherbrooke, où l’on trouve la deuxième communauté afghane en importance au Québec, le directeur général de l’Association éducative transculturelle, Shah Ismatullah Habibi, ne sait plus où donner de la tête. Il est inondé d’appels à l’aide de l’Afghanistan.

« Nous, on est impuissants », laisse-t-il tomber.

« Il y a des centaines, des milliers de personnes qui traversent la frontière au péril de leur vie pour aller au Pakistan ou en Iran », souligne M. Habibi. Car selon lui, le désespoir des Afghans est probablement encore plus fort qu’il ne l’était quand Kaboul, la capitale, est tombé.

« On n’a pas le portrait complet de ce qui se passe, parce qu’il n’y a plus de journalisme libre en Afghanistan, mais d’après tous les témoignages que je reçois, les talibans tuent des gens tous les jours », déplore Chris Alexander, rappelant que le Pakistan « est le grand parrain, le grand financier des talibans ».

Et que, donc, Nasratullah Habibi et sa famille sont « en danger ».

* M. Habibi a transmis à La Presse certains documents pour prouver son identité, dont une carte avec photo où il est identifié comme interprète, mais il n’a pas été possible de les authentifier auprès du ministère de la Défense nationale, où l’on a cité des raisons de confidentialité.

95 %

Proportion des familles afghanes qui ne mangent pas à leur faim

1 sur 3

Proportion d’Afghans souffrant de faim sévère

Source : Programme alimentaire mondial des Nations unies