Pour voir son père à l’hôpital deux jours avant sa mort, Joann Côté n’a eu d’autre choix que de s’y faufiler de façon illicite. Lorsqu’elle l’a aperçu au fond d’un corridor des urgences, allongé sur une civière, elle ne l’a pas reconnu.

Cet homme si digne de 81 ans n’a jamais été vieux, me raconte-t-elle, la voix brisée. Il y a quelques mois encore, il s’occupait fièrement de la réfection d’un toit, allait à la pêche, brassait du cidre au verger de sa fille, donnait de sages conseils à qui le voulait bien… Plombier à la retraite, il était si actif que ses enfants avaient souvent du mal à le suivre.

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE CÔTÉ

Roch Côté

Rien à voir avec cet homme sur la civière C-15. « On nous disait : “Ne vous inquiétez pas, la situation de votre père est stable”. Et là, j’arrive et je vois ce vieux monsieur à l’air hagard qui a été complètement abandonné à son propre sort. »

Transporté d’urgence à l’hôpital Pierre-Boucher le 27 novembre dernier alors qu’il était en détresse respiratoire, Roch Côté est mort cinq jours plus tard, la nuit du 2 décembre, dans des circonstances troublantes que ses filles Joann et Annick Côté décrivent dans une lettre publiée dans la section Débats.

Il aura vécu les derniers jours de sa vie privé du réconfort des siens au moment où il en avait le plus besoin. Il est mort sans que sa femme, Denise Bouchard, puisse lui faire ses adieux.

« C’est quelque chose que ma mère n’ait jamais pu dire au revoir à l’homme de sa vie depuis 60 ans. C’est un sentiment que l’on ne peut même pas décrire », dit Joann.

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Roch Côté n’est pas mort de la COVID-19 – on aurait dit à la famille qu’il souffrait d’une pneumonie et d’une embolie pulmonaire et que ses quatre tests COVID avaient été négatifs. Mais il est d’une certaine façon une victime collatérale de la COVID-19, estiment ses filles, qui ont déposé une plainte au CISSS de la Montérégie-Est, dont relève l’hôpital Pierre-Boucher.

Dans l’espoir qu’aucune famille n’ait à vivre une telle tragédie, elles ont aussi écrit au ministre de la Santé et des Services sociaux, Christian Dubé, ainsi qu’à la ministre responsable des Aînés et des Proches aidants, Marguerite Blais, le 15 janvier.

Bien que M. Dubé et Mme Blais aient promis l’automne dernier plus d’humanisme et de souplesse pour les proches aidants, les sœurs Côté disent s’être butées à des règles « inhumaines » qui ont privé leur père d’une fin de vie dans la dignité.

Troublées à l’idée que d’autres personnes âgées puissent subir le même sort, elles ont senti le devoir de témoigner publiquement, même si ce n’est pas de gaieté de cœur.

« C’est tellement difficile de raconter comment mon père si fort, si fier a fini ses jours. Le leitmotiv, c’est d’essayer de sensibiliser les gens pour changer le regard que l’on porte sur les personnes âgées. Pour sauver ne serait-ce qu’une personne de cette situation », dit Joann.

Au ministre Dubé et à la ministre Blais, elles aimeraient d’abord dire ceci : « Il faut écouter les proches aidants. »

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Le 27 novembre en après-midi, Roch Côté était de retour chez lui, à Sainte-Julie, après une biopsie au CHUM qui faisait suite à un diagnostic récent de cancer du poumon. Trois heures plus tard, il a ressenti un vif malaise. On a conseillé à la famille de l’envoyer en ambulance à l’hôpital Pierre-Boucher.

Ses filles ont insisté pour l’accompagner. Leur père portait un appareil auditif. Il lisait sur les lèvres. Il était impossible pour lui de comprendre ce qui se passait autour de lui lorsqu’on lui parlait avec un masque. Comment allait-il pouvoir se débrouiller seul à l’hôpital ?

Malgré leur insistance, elles affirment avoir reçu une fin de non-recevoir. « On nous répétait : “Non, à l’urgence, il n’y a pas de visite !” Mais on n’est pas une visite ! On est ses yeux, sa bouche, ses oreilles… C’est ce que l’on est », dit Annick, les yeux embués tout au long de notre entrevue vidéo.

C’est « la procédure », leur a-t-on dit. Annick n’accuse pas le personnel soignant débordé, qui sait très bien que les proches aidants peuvent être d’un soutien inestimable. « C’est au-dessus d’eux que des bureaucrates imposent des règles qu’ils doivent appliquer. Ces règles-là ne sont pas adaptées à la réalité. »

Même si leur père avait un téléphone cellulaire relié à son appareil auditif, il a été impossible de lui parler. Le signal ne se rendait pas aux urgences.

Pour toute nouvelle, la famille avait droit à un maximum d’un appel par jour au personnel soignant qui donnait des informations au compte-gouttes.

Rongée par l’inquiétude, Joann s’est finalement résignée, le 30 novembre, à faire ce qu’elle ne pensait jamais devoir faire : entrer à l’hôpital en déjouant les postes de sécurité pour se rendre au chevet de son père.

Elle a eu tout un choc. « C’était comme s’il était dans un cachot. Il était dans le fond de l’urgence entouré de rideaux qui faisaient exactement le tour du lit. C’était tellement chaud, c’était comme un four. J’étais moi-même sur le bord de l’évanouissement, j’avais du mal à rester là. Il suait à grosses gouttes. Il était tellement déshydraté qu’il prenait un peu d’eau avec ses doigts et mouillait ses lèvres. »

Le plateau-repas devant lui était intact. Il ne semblait avoir été ni nourri, ni hydraté, ni lavé. Son ventre était gonflé.

« J’ai été tentée de le filmer. Mais je me suis dit : “Non, je ne peux pas faire ça. Je n’ai pas envie que personne voie mon père, si fier, dans cet état-là.” »

Même si elle n’a rien filmé, le film dans sa tête est très clair. « Il y a des images qui reviennent sans cesse. Je ne dors pas de la nuit quand ça commence. On se sent poche, on se sent cheap. On ne peut même pas croire que l’on a fait vivre ça à notre père. »

Après avoir passé un peu de temps à ses côtés, elle a été expulsée de l’hôpital. « T’inquiète pas, papa ! Je vais revenir ! », lui a-t-elle dit, avant de fondre en larmes.

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Après quatre nuits aux urgences et les supplications de Joann, Roch Côté a finalement pu accéder à une chambre d’hôpital. La famille dit avoir été avertie qu’il devait être hospitalisé « quelques semaines ». Il était autorisé à avoir un visiteur par période de 24 heures.

Il n’avait pas osé se plaindre, bien qu’il eût été légitime de le faire, note Annick.

« C’est une génération de personnes – en tout cas, mes parents sont tous les deux comme ça – qui ne demande rien. Ils ne veulent pas déranger. »

Il est mort sans déranger, lors de sa seule nuit dans sa chambre d’hôpital. Sans savoir de quoi il était en train de mourir, dit Joann.

La nuit de sa mort, Annick, qui dit n’avoir pas été avertie que son père était dans un état critique, était présente à son chevet. Au moment où on lui a dit qu’il était temps d’appeler la famille, elle s’est réfugiée 30 secondes dans la salle de bains pour faire ses appels en vitesse. Lorsqu’elle en est sortie, il était déjà trop tard.

Roch Côté est mort seul, sans déranger. Mais sa mort dans de telles conditions ne peut que nous déranger.

« Il est trop tard pour notre père. Mais on espère, en en parlant, que cela puisse éviter une telle situation à d’autres pères ou à d’autres mères. »

La ministre Blais attristée

La ministre responsable des Aînés et des Proches aidants, Marguerite Blais, s’est dite « attristée par le fait que le père de mesdames Annick et Joann Côté soit décédé dans de telles conditions, sans être entouré de ses êtres chers ». « J’offre mes plus sincères condoléances à la famille et aux proches. »

Depuis la révision des consignes à l’approche de la deuxième vague, les personnes proches aidantes « sont considérées comme des partenaires et leur soutien est essentiel ».

En règle générale, dans les salles d’urgence, un proche aidant par personne est autorisé. « Malheureusement, il se peut qu’il y ait des cas exceptionnels, mais la situation n’est plus du tout comparable à celle vécue lors de la première vague », dit la ministre Blais.

Invoquant la confidentialité des dossiers, le CISSS de la Montérégie-Est, dont relève l’hôpital Pierre-Boucher, s’est refusé à tout commentaire. À la suite d’une plainte de la famille, une enquête a été déclenchée. « La commissaire aux plaintes, qui est une instance indépendante, va faire le lien avec la famille quand la lumière sera faite, pour voir ce qui s’est passé et si des recommandations s’imposent », dit Hugo Bourgoin, conseiller aux relations médias et ministérielles du CISSS.