Notre père n’a jamais été vieux.

Cet homme fier et généreux a vécu les derniers jours de sa vie abandonné dans un couloir des urgences d’un hôpital. Isolé. Sans nouvelles. Sans soins. Et surtout, sans le réconfort des siens. On ne peut rien changer pour mon père, mais on ne peut garder sous silence notre cri du cœur pour les aînés qui sont sans voix.

Cette situation doit être dénoncée pour nous assurer que les gestionnaires des différents CIUSSS respectent ce que le ministre a demandé pour la deuxième vague. « Il n’est plus question d’abandonner nos aînés, les proches aidants auront le droit d’être auprès d’eux. »

Vendredi 27 novembre, 16 h

Je ramène mon père à la maison après une biopsie du poumon au CHUM. Fier, il marche seul jusqu’à la voiture. Il est fébrile et enjoué de son retour avec les siens.

Vendredi 27 novembre, 19 h

Quelques heures après son retour, mon père ressent un vif malaise. Il quitte la maison en ambulance vers l’urgence de l’hôpital Pierre-Boucher. Nous insistons sur l’importance de notre présence, à cause de sa surdité. Interdiction de l’accompagner. Nous pleurons, désarmées, mes sœurs, ma mère et moi. Nous avons peur de ne jamais le revoir….

Vendredi 27 novembre, minuit

On nous annonce qu’il souffre d’une pneumonie induite lors de son intervention chirurgicale. Impossible de le visiter, car il n’y a pas de chambre disponible. Il doit rester en isolement à l’urgence.

Samedi 28 novembre, 13 h

Seconde nouvelle. On nous annonce qu’iI doit être hospitalisé pour quelques semaines. Toujours impossible de le visiter.

Dimanche 29 novembre, 13 h

Troisième nouvelle. On nous dit que son état est stable malgré le fait qu’ils n’ont pas eu le temps de vérifier s’il avait mangé. Pas de chambre. Pas de visites.

Lundi 30 novembre, 10 h

Mon père est isolé à l’urgence depuis 66 heures. La bonne citoyenne en moi se dit que ça ne peut plus durer. Je me rends à l’urgence. En marchant d’un pas affirmé, je réussis à déjouer les postes de sécurité. Je cherche la civière C-15. Mon cœur bat la chamade. J’ai peur de me faire prendre avant d’avoir vu mon père.

Sur la civière C-15, coincée tout au fond, j’aperçois un vieux monsieur, l’air hagard. Est-ce vraiment mon père ? Je lui dis : « Chut, papa ! Je n’ai pas le droit d’être ici ! » Ses yeux s’illuminent soudain, remplis d’espoir. « Tu viens me chercher ? », me demande-t-il. Il est complètement déshydraté. Son ventre est gonflé comme les enfants africains que l’on voit dans les reportages. La chaleur est insoutenable. Papa transpire à grosses gouttes. Il porte un masque malgré sa difficulté respiratoire. Il ne peut lever ses membres tant il est affaibli. Son corps frêle est tout ramassé dans le bas de la civière. Ses pieds pendent dans le vide. Gelés. Le rideau s’ouvre brusquement. On me laisse un moment avant de m’expulser. « Ne t’inquiète pas papa, je vais revenir ! »

Seule dans le corridor de l’hôpital, je suis traversée de spasmes. Je pleure comme une enfant. Je ne comprends pas l’état de dégradation dans lequel j’ai retrouvé mon père.

Je réussis à voir le médecin en poste. Je lui dis notre intention de « rapatrier » mon père. Lorsque vous parlez à papa avec un masque sur la bouche, il ne sait même pas que vous lui parlez ! J’obtiens un droit de visite… unique. Mes sœurs, mon frère et ma mère ne pourront toujours pas le visiter. Je sens mon père dans une détresse indescriptible. Je n’ose le regarder en face. Je me sens prise au piège.

Mardi 2 décembre, 11 h

Le lendemain, sur une civière dans le corridor, un visage à peine familier. C’est bien papa. 96 heures isolé à l’urgence. Sans distinction entre le jour et la nuit. Papa est si faible. On nous bouscule sans arrêt. On me rappelle brusquement de respecter la zone d’isolement. Zone imaginaire. Zone bureaucratique. Impossible de prendre soin de mon père dans ce chaos. Mon père, qui ne s’est jamais plaint, me supplie : « Fais-moi sortir d’ici ! » J’appelle l’infirmier en chef. « C’est inadmissible de le laisser dans cet état, c’est purement de la discrimination ! »

On l’installe enfin dans une chambre. Il a beaucoup souffert de son isolement. Ses yeux si brillants se sont éteints. Trop de temps écoulé. Je suis effrayée de le quitter. Je lui donne un baiser sur le front. Il me regarde quitter la pièce, apeuré. Depuis, je vis avec le sentiment dévastateur d’avoir abandonné l’être le plus significatif de ma vie.

Mardi 2 décembre, 22 h

Je suis la fille cadette de mon père, je prends la relève de ma sœur à son chevet.

À mon arrivée, papa porte un masque à oxygène. Sa saturation est instable. Il n’arrive pas à s’apaiser. On me rassure. On s’occupe de lui. À aucun moment, on ne m’a mentionné que la situation était critique.

Au petit matin, le médecin me dit qu’il est temps d’appeler ma famille… Quoi ? Là, là, maintenant ? Je fais trois appels de 30 secondes. Ils sont tous autour de lui. Je m’assieds sur le lit. Je prends sa petite main toute déshydratée. Je ne perçois pas son pouls…

Je me sens si seule au monde. J’ai raté le départ de papa. Ça tourne vite dans ma tête. Je revois les évènements. Jamais les règles ne se sont assouplies. Je m’en veux d’avoir fait confiance au système au lieu de me fier à mon jugement. Je m’en veux de n’avoir pas compris qu’il était temps de prendre mon père dans mes bras. Cet homme exceptionnel qui nous a tant donné et qui n’aura jamais eu la chance de dire au revoir à la femme qui partageait sa vie depuis près de 60 ans.

La mort est un phénomène naturel. Ce qui ne l’est pas, c’est le sentiment d’avoir abandonné un être cher. Nous vivons désormais avec ce mauvais scénario qui tourne en boucle dans notre esprit.

Mon père n’a jamais été vieux. Cet homme portait une jaquette d’hôpital pour la première fois de sa vie. Au-delà de l’état de vieillesse, des êtres humains sensibles et vulnérables se trouvent sur des civières. Des êtres qui ont droit à la dignité et au respect.

Et si c’était votre père ?

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