« All is well ! », disait le tweet de Trump, après l’envoi de tirs iraniens contre les Américains en Irak.

All is well. Tout va bien, donc…

« So far, so good ! », ajoutait-il. Jusqu’ici, tout va bien…

PHOTO JACQUELYN MARTIN, ASSOCIATED PRESS

Donald Trump, président des États-Unis

J’étais plongée dans le dernier essai d’Amin Maalouf, Le naufrage des civilisations (Grasset), qui, en posant un regard lucide sur notre époque, constate précisément le contraire. Ça ne va pas si bien…

Le naufrage des civilisations fait d’emblée référence à une image qui obsède Amin Maalouf depuis quelques années. L’image d’un paquebot moderne, réputé insubmersible comme le Titanic, qui vogue allègrement vers sa perte. Qu’on le veuille ou non, nous sommes tous à bord. Et en dépit des tweets jovialistes du commandant, les nouvelles ne sont pas très bonnes.

J’entendais à la radio lundi, au micro de Pénélope McQuade, à ICI Radio-Canada Première, une discussion sur les gens qui, pour cause d’anxiété, seraient de plus en plus nombreux à se déconnecter des nouvelles. Comme Alain Saulnier, ex-directeur de l’information à Radio-Canada, qui participait à la discussion, je crois aux vertus du remède contraire : non pas s’informer moins, mais s’informer mieux pour tenter de comprendre un monde de plus en plus tumultueux et stressant. 

Que l’on parle de l’Iran en crise ou de l’Australie qui brûle, la vérité, les faits, la mise en perspective sont d’excellents antidotes à l’angoisse que peuvent susciter les nouvelles. Je trouve plus rassurant de lire un sage comme Amin Maalouf qui m’explique pourquoi l’humanité se porte si mal qu’un fou qui tweete que tout va bien.

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Même si le regard qu’il porte sur notre époque n’a rien de réjouissant, même s’il ne cesse de déplier sur plus de 300 pages ses inquiétudes et ses idéaux humanistes déçus, Maalouf ne prêche pas le découragement, mais la lucidité.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

L’écrivain franco-libanais Amin Maalouf

Quand pour calmer les frayeurs de ses contemporains, on choisit de nier la réalité des périls et de sous-estimer la férocité du monde, on court le risque d’être très vite démenti par les faits.

L’écrivain franco-libanais Amin Maalouf dans Le naufrage des civilisations

« Si les routes de l’avenir sont semées d’embûches, la pire conduite serait d’avancer les yeux fermés en marmonnant que tout ira bien », poursuit l’intellectuel, qui a lui-même longtemps travaillé comme journaliste.

L’humanité fait face à un désolant paradoxe, explique-t-il. Pour la première fois de l’Histoire, nous avons les moyens de débarrasser l’espèce humaine des fléaux qui l’assaillent pour aller vers une ère de liberté et de solidarité planétaire. Et pourtant, non. Nous fonçons à toute allure vers le naufrage.

Comment en sommes-nous arrivés là ? Ça ne s’explique pas par un tweet, vous l’aurez deviné. Maalouf, qui est franco-libanais, lie le naufrage des civilisations à celui de la civilisation moyen-orientale qui l’a vu naître. « Je suis né en bonne santé dans les bras d’une civilisation mourante », écrit-il d’emblée. Mourante parce que l’idéal levantin de coexistence pacifique entre les gens de différentes nations et de différentes religions n’est plus que ruines. « Les lumières du Levant se sont éteintes. Puis les ténèbres se sont propagées à travers la planète. Et de mon point de vue, ce n’est pas simplement une coïncidence. »

En rétrospective, Maalouf voit dans l’année 1979, année de la Révolution islamique proclamée en Iran par l’ayatollah Khomeiny et de la révolution conservatrice mise en place au Royaume-Uni par Margaret Thatcher, un moment charnière de l’Histoire. Bien que très différents, ces deux évènements marquent un grand « retournement » aux répercussions planétaires majeures dont nous sentons encore les effets.

Désormais, c’est le conservatisme qui se proclamerait révolutionnaire, tandis que les tenants du “progressisme” et de la gauche n’auraient plus d’autre but que la conservation des acquis.

Amin Maalouf

La vieille théorie de la « main invisible » formulée par l’économiste Adam Smith exerce 250 ans plus tard une influence déterminante sur les mentalités. Selon cette idée, il est souhaitable que chaque personne agisse selon ses propres intérêts, car la somme de ces égoïsmes est forcément à l’avantage de toute la société. Comme si une « main invisible » harmonisait le tout, sans que l’État ait à s’en mêler.

La popularité de cette idéologie irrationnelle, qui juge suspecte toute intervention des pouvoirs publics, a des effets dévastateurs. Il va de soi que la somme de nos égoïsmes, que ce soit en matière d’environnement, de partage des richesses ou de rapports entre les nations, ne contribue pas exactement comme par magie au bien-être commun de l’humanité.

Notre époque est marquée par « une propension au morcellement, au fractionnement, souvent dans la violence et l’acrimonie », constate Maalouf. C’est particulièrement tragique dans le monde arabo-musulman, en proie à des conflits sanglants et des niveaux de « décomposition » extrême. Mais la tendance à la tribalisation se vérifie partout, y compris en Occcident, observe-t-il. Au sein de chacune de nos sociétés, « il y a de plus en plus de facteurs qui fragmentent et de moins en moins de facteurs qui cimentent ». Ce qui n’arrange pas les choses, c’est la popularité des « faux ciments » comme l’appartenance religieuse, qui divisent les hommes alors même qu’ils prétendent les réunir.

Bref, les périls sont nombreux et ils ne se dissiperont pas d’eux-mêmes. Mais ce n’est pas une raison pour se décourager, nous dit Maalouf.

Il est persuadé qu’un sursaut demeure possible. Mais pour ça, il faut alerter, expliquer, prévenir. C’est bien la raison pour laquelle il a écrit ce livre.

Par-delà l’actualité anxiogène, alors que des armes dévastatrices sont à la portée de trop de mains, Maalouf, nous lance une question qui devrait guider en permanence nos pensées et nos actions : « Comment persuader nos contemporains qu’en demeurant prisonniers de conceptions tribales de l’identité, de la nation ou de la religion, et en continuant de glorifier l’égoïsme sacré, ils préparent à leurs propres enfants un avenir apocalyptique ? »

La question fait peur. Mais le refus de se la poser, tout comme le déni de celui qui, tout au long de sa chute, dit « jusqu’ici tout va bien », encore plus. Tôt ou tard, comme dans cette scène marquante du film La haine, il faudra se rendre à l’évidence : l’important, ce n’est pas la chute, mais l’atterrissage.

PHOTO FOURNIE PAR GRASSET

Le naufrage des civilisations, d’Amin Maalouf