« L’hypocrisie tue », nous prévient en lettres rouges la plus récente campagne publicitaire d’Imperial Tobacco Canada, cette entreprise à vocation sociétale qui s’est engagée à faire notre éducation en matière de santé publique.

Elle fait bien de nous prévenir. Avouez que vous ne vous attendiez pas à ça. Vous saviez que bien d’autres choses pouvaient vous tuer. Le tabagisme, par exemple. Voilà un vrai tueur de masse. Le tabagisme tue 28 Québécois par jour.

Mais l’hypocrisie ? Ça non, Santé Canada n’avait pas cru bon de nous en informer jusqu’ici. Merci, Imperial Tobacco.

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Mais voilà qu’un doute m’assaille. Si l’hypocrisie tuait vraiment, Imperial Tobacco mangerait les pissenlits par la racine à l’heure qu’il est. Or, l’entreprise est bien vivante.

Sa campagne publicitaire, qui s’étalera sur des semaines à l’échelle du pays, vise à « rétablir les faits » à propos du vapotage. Ça tombe bien, du reste, puisqu’elle distribue justement les cigarettes électroniques Vype au Canada.

Bref, dans cette campagne, Imperial Tobacco fustige l’« épidémie de désinformation » et les « manchettes sensationnalistes » qui entourent le vapotage. L’entreprise a même lancé un site web pour rectifier les fake news dont les médias vous gavent.

Et ça, franchement, c’est le comble de l’hypocrisie.

Cette campagne, voyez-vous, est elle-même une grandiose entreprise de désinformation. On ne devrait sans doute pas s’en étonner. Après tout, les géants du tabac en connaissent un bout sur le sujet; ce sont eux qui ont rédigé le manuel, il y a 50 ans.

Ce qui est ahurissant, c’est qu’ils s’en servent encore.

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« Le doute est notre produit. »

La phrase est restée dans les annales, peut-être en raison de son inhabituelle franchise; elle provient d’un stratège en communications de l’industrie du tabac.

C’était à la fin des années 60. À l’époque, l’industrie savait depuis des années que ses produits causaient le cancer. Le consensus scientifique était clair.

Les cigarettiers ont néanmoins dépensé des milliards pour semer le doute dans l’esprit du public. Ils ont recruté une armée de relationnistes pour plaider que plus d’études étaient nécessaires, qu’il était encore trop tôt pour réglementer.

Ça a duré des décennies. La stratégie a eu tant de succès qu’elle a été adoptée par l’industrie des énergies fossiles pour entretenir l’illusion d’une dissension entre les scientifiques au sujet des changements climatiques.

Et voilà qu’en 2020, Imperial Tobacco s’en remet une fois de plus à des relationnistes pour nous mettre en garde contre les graves périls qu’entraînerait un meilleur encadrement des produits de vapotage.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit : Québec et Ottawa promettent tous deux de nouvelles mesures pour réglementer l’usage de la cigarette électronique, dont on ne connaît pas encore tous les dangers potentiels pour la santé.

Imperial Tobacco veut éviter cela à tout prix. Sur le site web, elle prévient que le vapotage « risque d’être bientôt réglementé au point où il ne sera plus une option viable. Les gens seront contraints de se retourner vers la cigarette ordinaire ».

Pauvres gens, tout de même, contraints de s’empoisonner à cause des politiques surprotectrices du « gouvernemaman ».

Remarquez, ils pourraient aussi arrêter de fumer. Mais ça, ça ne semble pas être une « option viable » pour Imperial Tobacco.

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D’accord, le vapotage est moins nocif que le tabagisme. On s’entend là-dessus. Comme on s’entend pour dire que ce n’est pas bien difficile, considérant le fait qu’il n’y a pas grand-chose sur Terre de plus nocif que la cigarette.

Si le vapotage n’était qu’un outil pour cesser de fumer, ce serait fabuleux. Mais c’est devenu une industrie à part entière. Une industrie qui vaut des milliards, dans laquelle les multinationales du tabac investissent massivement.

Normal, c’est là que se trouve leur avenir.

De plus en plus de jeunes vapotent. Dans les écoles secondaires du pays, c’est en passe de devenir un fléau. En une toute petite année, la proportion de vapoteurs a doublé, passant de 10 % en 2016-2017 à 20 % en 2018-2019, selon Santé Canada.

Et devinez quoi ? Les jeunes qui vapotent courent trois fois plus de risques de se mettre à fumer. Une fois tombés dans le piège de la dépendance à la nicotine, ils n’en sortent plus.

Sur le site web, Imperial Tobacco admet que « le vapotage chez les jeunes est un grave problème » et que, pour le prévenir, il faut « bannir les arômes qui leur sont attrayants ».

Ces « arômes de friandises », comme la vanille et le chocolat, sont déjà interdits au Canada. Les produits Vype, distribués par Imperial Tobacco, n’en offrent donc pas.

Mais sa maison mère, British American Tobacco, ne se gêne pas pour les offrir ailleurs.

Le site web de Vype en France, par exemple, en propose des dizaines. « Crème à la Myrtille », « Vanille des Îles », « Panna Cotta Coco », fais ton choix. Oui, le site s’adresse à toi, le jeune, en te tutoyant. « Annonce tes couleurs », « Saute le pas », t’exhorte-t-il, en te montrant des gens incroyablement beaux, incroyablement heureux et incroyablement jeunes.

Qu’est-ce qu’on disait, déjà, à propos de l’hypocrisie ?

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J’ai demandé à Éric Gagnon, directeur des affaires corporatives et réglementaires chez Imperial Tobacco, pourquoi acheter de la pub dans les médias pour les traiter d’hypocrites.

« Ne pas rapporter les faits au public, c’est un peu de l’hypocrisie, m’a-t-il répondu. J’ai donné des entrevues à tous les médias qui ont bien voulu nous appeler. Je peux vous dire que la couverture, la plupart du temps, est vraiment juste sur un côté. »

Il aimerait des reportages plus « équilibrés », des journalistes qui exposeraient davantage les bons côtés du vapotage.

Mais voilà, les médias comme La Presse ne sont pas des courroies de transmission, ni pour les entreprises, ni pour les politiciens, ni pour personne. Bien sûr, ils vendent des espaces publicitaires pour vivre. Appelez ça de l’hypocrisie si vous le voulez, mais ils ne commenceront pas à sélectionner leurs pubs à la tête du client – ça n’en finirait juste pas.

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Il y a quelques jours, La Presse canadienne, ce vil organe de désinformation, nous a appris que la campagne publicitaire d’Imperial Tobacco était sous la loupe de Santé Canada et du ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec.

Ironiquement, l’opération de « rectification des faits » d’Imperial Tobacco pourrait avoir outrepassé les lois.

Par exemple, Imperial Tobacco affirme que « le Canada s’est doté d’une politique de santé publique qui reconnaît le vapotage comme étant moins nocif que la cigarette ordinaire ».

Or, la loi fédérale interdit expressément de faire la promotion d’un produit de vapotage en comparant ses effets sur la santé à ceux liés à l’usage du tabac.

Oups.

Le journaliste de la PC, Pierre Saint-Arnaud, a aussi interrogé Imperial Tobacco à propos du fait que son site web mentionnait Vype, alors que les lois canadiennes et québécoises interdisent de faire la promotion d’un produit de vapotage.

Peu après, une firme de relations publiques l’a rappelé pour lui dire qu’il n’y avait aucune mention de Vype sur le site. Manque de bol, le journaliste avait fait une capture d’écran…

Oups, encore.

Et ça ose donner des leçons sur la désinformation.

Une chance que le ridicule, lui, ne tue pas.