La tragédie survenue cette semaine à Granby a secoué le Québec tout entier. Mais en fond de scène de ce drame, tous les ingrédients d'une tempête parfaite sont réunis depuis des années à la direction de la protection de la jeunesse (DPJ). Le réseau des services sociaux est « en crise », tranchait il y a déjà trois ans l'expert André Lebon, fin observateur depuis des décennies du monde des services sociaux. Petit tour d'horizon des éléments dont est formé ce tsunami qui a déferlé sur la DPJ.

La pénurie de personnel

Le recrutement est extrêmement difficile à la DPJ. Le problème est immense, et il est à la source de bien des maux. Au mois de mai, les stagiaires sont attendus avec impatience dans plusieurs régions, car les établissements n'ont bien souvent aucun nom sur leur liste de rappel. Cette grave pénurie de personnel engendre un cercle vicieux : la charge de travail devient extrêmement importante, conduit plusieurs intervenants à l'épuisement... et leur départ vient aggraver le problème. Le taux de roulement moyen dans les centres jeunesse dépasse les 10 %. Un éducateur sur trois part après un an dans certaines régions : au cours de la seule année 2018, pas moins de 737 travailleurs ont quitté le réseau des services sociaux à travers le Québec.

L'âge et l'inexpérience des intervenants

Conséquence directe de la pénurie, une forte proportion des intervenants sur le terrain sortent de l'université. Ils sont très jeunes. Ils n'ont encore que peu d'expérience de la vie et manquent de background professionnel. Il y a moins d'encadrement clinique, qui pourrait en théorie pallier leurs faiblesses. « Ils sont vraiment lâchés seuls sur le terrain », dit une intervenante travaillant dans la grande région de Montréal qui nous a écrit cette semaine. Un exemple ? Autrefois, les chefs de service géraient une seule unité de vie en centre de réadaptation. Dans certaines régions, les chefs gèrent maintenant trois unités, voire quatre. « Ce ne sont plus des cliniciens, ce sont des gestionnaires », tranchait André Lebon.

La pression du temps

Autre conséquence du manque de bras, la tâche des intervenants est devenue une véritable course contre la montre. Une enquête de La Presse montrait il y a trois mois que les normes ministérielles, qui ont toujours existé, semblent devenues une loi d'airain qui pèse sur les intervenants de plusieurs régions. À l'évaluation-orientation, les intervenants doivent impérativement traiter de 52 à 57 dossiers par an, quelle que soit la difficulté des cas. À l'application des mesures, l'étape où la famille reçoit des services de soutien, les intervenants qui devaient traiter le cas de 15 à 18 enfants sont passés à 20 ou 25. Les rencontres avec la clientèle sont parfois limitées à 45 minutes, tant il y a à faire. « La réadaptation a perdu son sens », disait André Lebon en 2016. Illustration que quelque chose cloche : le taux de resignalement est globalement en hausse : dans certaines régions, comme à Laval, il a triplé.

La pénurie de familles d'accueil

En mars dernier, le CIUSSS du Centre-Sud-de-l'Île-de-Montréal lançait un cri d'alarme : le nombre de familles d'accueil dans ses banques était dangereusement bas. « Une situation critique », indiquaient les autorités du CIUSSS. En 2011, le CIUSSS pouvait compter sur les services de 900 familles d'accueil. Aujourd'hui, il n'en reste que 300. Il faut dire que des intervenants qui avaient autrefois pour seule mission de recruter des familles d'accueil et de leur fournir soutien et encadrement doivent aujourd'hui assumer plusieurs autres tâches... Le résultat, c'est que certains enfants qui devraient être placés à l'extérieur de leurs milieux naturels y restent, puisqu'aucune famille d'accueil n'est disponible. « La consigne de la direction, c'était de placer le moins possible, car il n'y a plus de place en famille d'accueil », témoigne un intervenant travaillant dans un centre jeunesse de la grande région de Montréal. Il a réclamé l'anonymat, craignant de perdre son emploi.

La lourdeur des cas

D'abord, le nombre de signalements ne cesse d'augmenter - hausse de 15 % dans les cinq dernières années. Bon an, mal an, 40 % de ces signalements sont retenus. Mais en plus, la lourdeur des cas ne se compare pas à ce qu'on voyait il y a 10 ans, témoignent plusieurs intervenants. Les enjeux de santé mentale sont souvent extrêmement complexes, les enfants prennent très souvent des médicaments sur ordonnance. Une étude réalisée en 2015 en Montérégie montrait que 38 % des adolescents sous protection souffraient d'au moins un trouble de santé mentale. Et ces situations explosives se doublent parfois d'importants conflits de séparation : 15 % des cas de DPJ sont des enfants pris dans le feu croisé des attaques entre leurs deux parents, montrait le bilan des DPJ de 2015. Ces deux problématiques ont pris une importance démesurée dans le travail des intervenants au fil des ans.

La réforme Barrette

Quoi qu'en dise l'ancien ministre, sa réforme a provoqué des chamboulements majeurs dans le système de la protection de la jeunesse, qui s'est retrouvé noyé dans le grand ensemble des CISSS. La juge Mélanie Roy l'énonçait clairement en avril 2017 en statuant sur le cas d'un enfant de 5 ans, en Montérégie. Après la réforme, les services dispensés à l'enfant se sont retrouvés dans deux régions différentes... de sorte que le bambin n'avait jamais eu les services requis. La réforme a créé « un désordre administratif » dans le réseau et les enfants en ont payé le prix, avait tranché la juge. Le cas de Granby, où est survenu le drame de cette semaine, est symptomatique. Avant la réforme, ce territoire faisait partie de la Montérégie. Après 2015, les équipes se sont retrouvées sous la gestion de l'Estrie. « Je me rappelle encore toute l'angoisse que ce transfert de territoire et le transfert de personnel avaient créé dans les deux centres jeunesse », témoigne un observateur qui occupait à l'époque des fonctions à l'interne. Il a également requis l'anonymat par crainte de représailles.