Cerné par des colosses et des ténors sud-américains, l'Uruguay a su trouver une façon de se faire entendre: en donnant de la voix par la voie du vin. Misant sur le tannat, les vignerons uruguayens sculptent des nectars toujours plus fins, avec la ferme intention de se démarquer. Visite dans deux bodegas de renom.

«Le style des vins uruguayens? Il est à notre image!», lance Daniel Pisano. «Grands!» (il bombe le torse), «Robustes!» (du poing, il se frappe la poitrine), «... mais très chaleureux», conclut-il en tendant cordialement une coupe de rouge.

Personnage aussi coloré que ses vins, le directeur des exportations du domaine Pisano n'est pas peu fier du vignoble hérité de son père, qu'il exploite amoureusement avec ses frères Eduardo et Gustavo. Dans cette maison d'ascendance basco-italienne, fondée au début du XXe siècle dans l'anonyme village de Progreso (région de Canelones), on se sent rapidement comme un membre de la famille, à qui l'on sert les plus belles réussites vinicoles locales.

«Ça, c'est le seul Torrontes produit hors d'Argentine», s'enorgueillit Daniel, en versant un liquide jaune paille. Pêche blanche, fleurs d'été, poire williams, le tout parfaitement équilibré... quelle belle manière de dérouler le tapis rouge pour les tannats! Importé du sud-ouest de la France à la fin du XIXe par un immigrant basque, ce cépage phare de l'Uruguay est devenu une véritable marque de commerce.

Généreusement, Daniel tapisse une coupe des arômes de ses RPF (Reserva Personal de la Familia) et du Río de los pajaros, tous deux aux prunes très mûres et au cassis dominant, enrobés par une subtile touche de café - le recours aux séjours en fûts de chêne étant sévèrement contrôlé. C'est rond et pimpant, en dépit des tanins «athlétiques», qui pourraient rebuter les trop fins palais. «Grands et robustes»: on ne nous avait pas menti... Quant au pinot noir, il joue clairement sur le moka, déroutant par rapport à sa confection habituelle (les puristes du pinot «qui pinote» l'éviteront).

Pour clore en douceur la dégustation, viennent éclore dans notre bouche les saveurs du vin fortifié Etxea Oneko, aux fruits d'automne en parfaite résonnance avec la confiture de figue qui l'accompagne. Malgré leurs tanins plutôt musclés, les vins de Pisano peuvent se croquer dans leur prime jeunesse. Certaines cuvées plus prestigieuses ont toutefois un excellent potentiel de garde, tel qu'Axis Mundi, qui peut souffler jusqu'à 30 bougies.

Les vins du vent

Mais recourir à un cépage spécifique ne suffit pas pour tirer son épingle du jeu. Aussi faut-il que ledit raisin s'épanouisse. À Canelones, région viticole majeure à 50 km de Montevideo, on peut dire que le tannat a trouvé chaussure à son pied de vigne ! Et ce, même sans jouir de l'altitude et du climat dont tirent profit le Chili et l'Argentine. En Uruguay, tout n'est que plaines et pampa. La clé, c'est la mer, dont les vents viennent forger les vins. «Les vents maritimes provenant de l'Atlantique et du Río de la Plata rafraîchissent les nuits. Il en résulte une grande amplitude thermique, facteur déterminant qui favorise la concentration des raisins», explique Ignacio Martínez, qui gère les exportations de Pisano. «C'est aussi pourquoi nous revendiquons être les seuls en Amérique du Sud à produire ''les vins de l'Atlantique''» ajoute Daniel. Autre particularité pointée par ces artisans de la grappe: leur sol bourguignon (argilo-calcaire) couplé à un climat bordelais. Le meilleur des deux mondes? Un ravissant berceau pour le vin du Nouveau Monde à tout le moins!

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Daniel Pisano hume ses prochaines cuvées.

Prendre ses grandes aires

À petit pays, petits domaines? Que nenni: l'Uruguay sait prendre ses aises sur de grandes aires. Quel contraste, après l'intimité du vignoble familial de Pisano, que de se perdre dans l'immense domaine de Juanico ! Chez ce producteur de grande envergure, la machinerie tourne à plein régime durant les récoltes de mars, avec ses centaines d'hectares à vendanger, ses 12 oenologues et sa collection d'imposantes cuves en inox. Résultat du calcul : deux millions de bouteilles et cinq millions de litres, de quoi arroser tout l'Uruguay, jusqu'aux villages les plus reculés, ainsi que les contrées les plus éloignées (dont le Québec).

Sous l'oeil curieux des turu-turu (oiseau aux grandes pattes et symbole national), les vendangeurs collectent les grappes de tannat (40 %), merlot, cabernet-sauvignon, syrah, viognier, pour ne citer qu'eux. Ce labeur vient nourrir une large gamme de vins, baptisée Don Pascual, où se dénichent de belles réussites. Le viognier s'avère très floral, avec une agréable acidité. Toujours sur la prune et les fruits noirs très mûrs, les tannats offrent des tanins présents, sans être agressifs. «Nos tannats sont souvent comparés à ceux de madiran, puisqu'il s'agit du même cépage, souligne Diego Perez, responsable des exportations chez Juanico. Mais il y a de grandes différences. On dit que nos vins sont plus ronds, moins astringents, que le fruit y est dominant. Ils se boivent jeunes, contrairement aux madirans, qui ont besoin de vieillissement. »

Cela dit, le passage des années ne fait pas de tort aux meilleurs crus de Juanico: le fruit s'estompe pour céder la place à la figue et au tabac (cigare). De quoi mettre nos papilles en appétit. Alors, qu'est-ce qu'on sert avec ce fameux tannat? «Parrillas et autres grillades de boeuf», ont répondu, sans surprise, les hôtes des deux vignobles, invoquant LA tradition culinaire uruguayo-argentine. Mais encore? «Quelque chose de très grillé ou de très cuit, comme un puchero [mijoté de viandes et de légumes d'origine andalouse], un plat de lentilles, un ragoût... »

Chose certaine, même si les amateurs ne seront pas tous séduits par le côté très tannique de ces rouges, ils salueront les efforts d'un si petit pays qui cherche ses marques, se démarque, et s'efforce de façonner des vins à son image: grands, robustes, et incontestablement chaleureux.

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Ces bodegas qui vous tendent les bras

Visiter les vignobles uruguayens nécessite quelques préparatifs. Certains sont collés à Montevideo (comme Santa Rosa), mais la plupart sont concentrés à Canelones, au nord de la métropole. Il suffit d'attraper un car aux terminaux Tres Cruces ou Río Branco (départs fréquents), qui vous dépose au pied des vignes. Ne pas oublier de réserver sa visite pour un tour guidé et des dégustations. Les domaines de Juanico et de Bouza sont particulièrement attrayants. Dans tous les cas, le travail manuel (vendanges, tri...) est à l'honneur.

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L'Uruguay à la SAQ

La SAQ vient de renflouer son offre de vins uruguayens. Les SAQ Sélection seront de grandes alliées pour les dénicher. Le Torrontes et l'Axis Mundi de Pisano restent rares, mais les RPF et les Don Pascual de Juanico s'avèrent plus répandus (et peu chers: entre 13$ et 20$ environ). D'autres maisons à tester: Catamayor, Carrau et Irurtia, entre autres.

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PHOTO SYLVAIN SARRAZIN, LA PRESSE

Les vendanges s'effectuent généralement en février ou en mars.