La bonne prise est tout simplement trop haute. Il faudrait utiliser une prise intermédiaire pour l'atteindre, mais voilà, le roc est presque lisse. Il y a bien de petites aspérités, mais avec les gants, il est difficile de s'y agripper. La grimpeuse n'ose pas enlever ses gants parce qu'elle est dans une position un peu inconfortable et qu'elle craint de les échapper. Sous ses pieds, c'est le vide. Un gant échappé serait un gant perdu à jamais. Avec ce froid, ce serait une catastrophe.

Elle se demande s'il était bien sage de s'attaquer à l'ascension du mont Kenya.

Quand on parle de grands sommets d'Afrique, on pense immédiatement au Kilimandjaro, en Tanzanie, avec ses 5895 m d'altitude.

Le mont Kenya, le deuxième sommet d'Afrique, n'a pourtant rien à lui envier: c'est une montagne magnifique, sauvage.

Plusieurs randonneurs se servent d'une de ses pointes, Lenana, à 4985 m, pour s'acclimater à la haute altitude en prévision du Kilimandjaro.

Les grimpeurs, eux, se tournent du côté de ses deux principaux sommets, Nelion, à 5188 m, et Batian, à 5199 m, pour se livrer à une escalade parfois délicate, souvent intimidante, sur un roc d'origine volcanique. Entre les deux sommets se trouve une crête acérée, The Gate of the Mist (la Porte des brumes).

Les deux grimpeurs, un Britannique et une Québécoise, ont dû soumettre à l'agence African Ascents un curriculum vitae énumérant leurs expériences en alpinisme et en escalade de roche pour être acceptés comme clients.

L'ascension commence par un trek de quelques jours à la base de la montagne pour bien s'acclimater. À plus basse altitude, de petits détails rappellent que le mont Kenya, c'est toujours l'Afrique: il faut éviter de sortir la nuit pour éviter des buffles irascibles, quelques excréments de léopards parsèment le sentier.

À mesure que les grimpeurs prennent de l'altitude, la végétation devient plus éparse, plus étrange aussi, avant de disparaître totalement.

Enfin, les grimpeurs s'installent à Austrian Hut, un refuge situé en face des principaux sommets du mont Kenya. La Pointe Lenana est située à 45 minutes de marche: c'est une belle promenade pour l'après-midi. On y a installé des câbles et des barreaux, ce qui permet d'affirmer, peut-être un peu abusivement, que c'est la plus haute via ferrata au monde.

Avant de s'attaquer pour de bon à Nelion et Batian, le guide et propriétaire d'African Ascents, Julian Wright, propose une sortie de reconnaissance pour se familiariser avec la première partie de l'ascension. Cela permet de parfaire l'acclimatation. Cela permet aussi au guide d'évaluer l'habileté des grimpeurs et leur forme physique.

Après quelques jours de randonnée, il est maintenant temps de mettre les casques, d'enfiler les harnais, de s'encorder et de faire de l'escalade proprement dite. Cette première partie est relativement facile, même si certains passages sont délicats. Le petit groupe se rend jusqu'à un ancien refuge, Baillie's Bivy, pour prendre une collation avant de se préparer à descendre. Tout à coup, les grimpeurs entendent des cris joyeux et voient déboucher deux grimpeurs réputés, Alex Honnold et Cedar Wright, qui viennent bavarder avec eux. C'est un peu comme si deux joueurs de tennis d'Ahuntsic voyaient Roger Federer et Rafael Nadal s'installer dans le court d'à côté.

PHOTO MARIE TISON, LA PRESSE

Ascension du mont Kenya

Le lendemain, bien avant le lever du soleil, le Britannique, la Québécoise et leur guide quittent à nouveau Austrian Hut pour la véritable ascension. Tout va bien pour la première partie jusqu'à Baillie's Bivy, maintenant bien connue. 

Les choses sérieuses commencent alors, avec la section la plus difficile de toute l'ascension, la variation De Graaf.

Avec des chaussons d'escalade, ça ne serait pas très difficile. Mais avec des bottes d'alpinisme, des gants, un sac à dos contenant de l'eau, de la nourriture, des vêtements chauds, des crampons et des piolets, à 5000 m d'altitude, c'est plus corsé.

Les deux clients se tirent assez bien d'affaire. Ils doivent cependant affronter la deuxième section la plus difficile, l'Amphithéâtre, une traversée le long de la paroi au-dessus d'un précipice. C'est ici que la grimpeuse se trouve face à une prise hors de portée.

Après une certaine hésitation, elle revient sur ses pas pour se trouver une position plus confortable, enlève ses gants et repart dans la traversée. Du bout des doigts, elle appuie sur une aspérité du rocher, ce qui lui permet de prendre son élan pour atteindre la fameuse prise. Succès!

Le reste de l'ascension jusqu'à Nelion se déroule sans problème majeur. La traversée de la Gate of the Mist est plus embêtante: le brouillard a fait disparaître le beau soleil du début de journée, il commence à neiger, la roche est couverte d'un fin film de givre. La petite troupe poursuit quand même son ascension jusqu'à Batian, le sommet du Kenya. Il n'y a pas de grandes célébrations: il faut refaire tout le chemin en sens inverse, il n'y a pas de temps à perdre. Pour remonter sur Nelion, les grimpeurs chaussent les crampons et empoignent les piolets pour un brin d'escalade de glace. Puis, ce sont les longues descentes en rappel qui se succèdent pour ramener tout le monde sur le plancher des vaches (ou plutôt, des buffles), dans la noirceur de la nuit. L'ascension aura duré 18 heures 30. Au retour, le souper était un peu froid mais très bon.

Photo Marie Tison, La Presse