L'Airbus A-319 en provenance de Los Angeles est à moitié vide. À l'atterrissage, Rogatien Vachon passe devant le carrousel sans s'arrêter. Tout son bagage tient dans un petit sac de gym qu'il porte à l'épaule.

Le voilà qui déambule dans l'aéroport de Montréal. Le teint bronzé, un polo jaune, il ressemble à un vacancier de retour à la maison. Sauf que depuis maintenant 43 ans, ce natif de l'Abitibi vit en Californie. Depuis que le Canadien l'a échangé aux Kings pour faire de la place à Ken Dryden. Ça ne date pas d'hier.

«À Montréal, les gens adorent leur gardien, mais après deux ou trois mauvais buts, il est rendu un bum», lance celui que les anglos ont rebaptisé «Rogie».

En 43 ans, certaines choses ne changent pas.

Vachon ne s'attarde pas. Il doit partir pour le Centre Pierre-Charbonneau où se tient une rencontre de collectionneurs. Arrivé à Montréal à 20h, il repart le lendemain à 14h. Un voyage éclair où il enfilera les autographes en échange de quelques milliers de dollars. «À mon âge, je ne fais presque plus de séances de signatures, explique l'homme de 69 ans. Je suis trop paresseux!»

Qu'aurait été sa carrière s'il était resté le gardien numéro un du Tricolore? Combien de Coupes Stanley aurait-il ajouté à son palmarès? Des questions sans réponses. Vachon se les est-il posées en mettant les pieds à Montréal pour la première fois en cinq ans, ce vendredi 24 octobre?

S'il était resté avec le Canadien, sûrement que des passants l'accosteraient à l'aéroport. Mais il passe inaperçu. De toute manière il n'a pas une minute à perdre. Il hèle un taxi, qui s'enfonce dans la nuit en direction de l'est de la ville.

L'étang de Palmarolle

Le 8 septembre 1945, dans un rang tranquille de l'Abitibi, naît Rogatien Vachon.

Comme la plupart des habitants de Palmarolle, le petit Rogatien vient d'une famille d'agriculteurs. Son père a des vaches à lait et quand vient l'hiver, il part bûcher dans le bois. Rogatien et sa mère s'occupent des bêtes. Il faut se lever tôt le matin.

Les huit enfants marchent pour se rendre à l'école. En hiver, le rang se borde de bancs de neige. «Vingt pieds de haut», se souvient Vachon. Le vent glacial fouette. Les mains et les pieds gèlent.

Mais il n'y a pas meilleur décor pour apprendre le hockey, sur des étangs raboteux ou des champs patiemment arrosés.

Pour arrêter les rondelles sans se faire mal, Rogatien se bricole des jambières. Il ramasse des catalogues des magasins Eaton's et Simpsons. Un peu de broche pour se les tenir aux pattes et le tour est joué.

À 12 ans, le petit gardien se taille une place dans l'équipe de Palmarolle. «Les paroisses aux alentours avaient leur équipe. Mais c'étaient des fermiers dans la vingtaine, la trentaine. Normalement il n'y avait pas d'enfant avec eux, mais comme ils avaient besoin d'un gardien...»

C'est là, avec les Braves de Palmarolle, qu'un dépisteur du Canadien affecté à l'Abitibi le voit garder le filet. «Quelques jours après, ils sont venus chez moi et m'ont fait signer un formulaire. J'appartenais au Canadien de Montréal.»

Rogatien Vachon a tout juste 16 ans.

L'arrêt

«Quelque part, j'ai été chanceux: Palmarolle, c'est loin de la LNH! Je n'avais jamais vu Montréal avant ça. Je ne parlais pas un mot d'anglais», raconte Vachon.

Pendant ses premières années dans la métropole, le jeune gardien essaye de se faire un nom dans les mineures.

Mais en 1966-1967, le CH traverse des moments difficiles. Le «directeur-gérant» Sam Pollock surprend tout le monde: il appelle Rogatien Vachon en renfort. Le samedi 18 février 1967, le Canadien reçoit les Red Wings de Detroit. Dans les premiers instants du match, Gordie Howe se retrouve seul devant Vachon. Il tire. La rondelle finit dans la mitaine. C'est son premier arrêt dans la LNH, devant un attaquant redouté.

«Cet arrêt a beaucoup fait pour ma carrière. Il y avait d'autres gardiens de but dans l'organisation. Si ça avait mal commencé mes affaires, ma carrière aurait pu finir aussi vite, raconte Rogatien Vachon. Dans le temps il n'y avait pas beaucoup d'équipes!»

Ce soir-là, Vachon s'est fait un nom à Montréal: il bloque 41 des 43 tirs des Wings et le Canadien l'emporte. Le surlendemain La Presse publie une photo de lui. «Rogatien Vachon, un athlète de l'Abitibi, a fait un début du tonnerre dans la Ligue nationale», peut-on lire sous la photo.

Non, à 5 pi 7 po, Rogatien Vachon n'est pas grand. Mais après ce match, plusieurs à Montréal se demandent si le Canadien n'a pas trouvé son nouveau gardien partant. Celui qui va reprendre le flambeau.

Une petite industrie

Samedi matin. Les amateurs de hockey commencent à entrer au Centre Pierre-Charbonneau. Gérald St-Armand, 68 ans, est parmi la foule. L'homme serre contre lui un sac au fond duquel patientent depuis 45 ans des coupures de journaux. «Celle-là, c'est Rogatien dans l'uniforme du CH», dit-il en sortant un papier jauni mais conservé avec soin.

Gérald St-Armand ne roule pas sur l'or. Mais il s'apprête à payer 90$ pour trois autographes: deux de Rogatien Vachon et un de l'ancien Canadien Claude Larose.

«Ce sont des trésors personnels, explique-t-il. Moi, je suis le hockey depuis le temps du noir et blanc.»

L'homme fait la file. Quand il s'arrête devant Vachon, l'ancien gardien autographie ses deux journaux. Le prix: 30$ l'autographe. Il n'y a pas de bavardage. La scène est rodée au quart de tour.

«Des fois, il y a des plus jaseux. Ils me montrent leur visage et ils disent: "Tu te rappelles pas de moi? Je t'ai payé une bière en 68!" », rigole Vachon.

Les deux anciens joueurs n'ont qu'une heure pour la séance publique. La veille, tard en soirée, Vachon a signé environ 200 objets promotionnels qui seront revendus: des affiches, des répliques de ses masques, des rondelles...

Le matin, vers 9h, à peine remis de son voyage de la veille, il s'est de nouveau prêté à une séance privée de signatures.

C'est André Lessard, un directeur de l'entreprise Classic Auctions, qui a fait venir Vachon de Californie. Les organisateurs payent le gros prix pour la venue de ces légendes. Pour Vachon, une attraction modeste sur le circuit des collectionneurs, il s'agit de quelques milliers de dollars. Mais dans la petite industrie, on chuchote qu'un certain joueur québécois à la retraite demande 250 000 $ de l'heure pour une séance d'autographes.

Peu importe, l'investissement doit être rentabilisé.

«Le marché québécois est difficile, explique Lessard, 33 ans. L'industrie des collections est surtout une affaire de baby-boomers. Au Québec, cette génération-là a été habituée de voir des légendes comme Jean Béliveau signer des autographes pendant des heures gratuitement. Plusieurs ne comprennent pas pourquoi ils paieraient pour un autographe. Mais aujourd'hui, ce n'est plus comme ça.»

André Lessard donne un exemple: il y a quelques années à Montréal, 100 personnes avaient payé pour la signature de Raymond Bourque; ils étaient 350 quelques semaines plus tard à Edmonton.

Ce matin-là au Centre Pierre-Charbonneau, la file est appréciable. Pendant une heure, Rogatien Vachon est occupé à signer une panoplie d'objets.

À un moment, un admirateur s'approche et lui demande: «Rogie, vous, vous souvenez de ce que Punch Imlach avait dit de vous?»

Rogatien Vachon se contente de sourire et de dire: «oui, je me souviens».

Archives, La Presse

Rogatien Vachon devant le filet du Canadien.

Une vie à L.A.

Après le match de février 1967, Vachon est perçu comme un sauveur. Mais tout se gâte dans les séries. Après avoir éliminé les Rangers de New York, le Canadien affronte les Maple Leafs. «Le Canadien ne peut pas nous battre avec un gardien junior B», lance leur entraîneur, Punch Imlach.

Après un cinquième match difficile, Rogatien Vachon est remplacé par Gump Worsley. Le Canadien est finalement éliminé en six.

À ce moment, on ne sait pas que cette victoire des Leafs leur procurera leur dernière Coupe Stanley à ce jour. Ni que cette défaite et la remarque d'Imlach vont suivre Vachon bien des années.

En 1971, c'est un jeune gardien de 23 ans qui prend le filet et aide le Canadien à remporter la Coupe. «Ken Dryden a été le joueur des séries. De la manière qu'il a joué, je savais qu'il resterait le numéro un, se souvient Vachon. Un gars de 6 pi 3, qui couvrait le filet, qui était très vite. Moi, j'étais encore jeune. J'aurais pu rester dans le rôle du numéro deux. Mais je ne voulais pas.

«Je suis allé voir Sam Pollock. Je lui ai dit: fais-moi une faveur et échange-moi. J'ai été bien chanceux de me retrouver à Los Angeles.»

Rogatien Vachon passe sept saisons dans l'uniforme des Kings où il s'établit comme premier gardien. Il ne gagne pas la Coupe. Mais il trouve la reconnaissance qui lui manquait à Montréal.

«J'ai été le premier joueur du club à voir son chandail retiré. J'ai été directeur général, vice-président et président. J'ai passé une bonne quarantaine d'années à Los Angeles.»

Quarante ans plus tard, Rogatien Vachon a fait la paix avec son passage à Montréal. C'est ce qui lui permet de sourire quand cet admirateur lui parle de Punch Imlach.

Aujourd'hui, Vachon est installé en Californie, comme ses trois enfants et ses trois petits-enfants. Calvin Vachon, 9 ans, est aussi gardien de but.

«Il fait beau. Ça fait des mois qu'il n'a pas plu. Je joue au golf quatre, cinq fois par semaine», raconte Vachon.

Il n'oublie pas le Québec pour autant. Sa femme Nicole raffole des oeuvres du peintre Normand Boisvert. Les murs de leur maison en sont tapissés.

Les peintures de Boisvert représentent un certain Québec rural. Le style est impressionniste. Des campagnes pleines de soleil et de neige, des églises au toit rouge, des lacs, des rivières, l'eau glaciale et bleu métallique du Nord.

C'est l'enfance sur une ferme, les rangs bordés de neige, les hivers passés à jouer au hockey sur un étang gelé. C'est un Québec qui n'existe plus. C'est l'enfance de Rogatien Vachon.

À 11h30, la séance de signatures est terminée. Vachon s'éclipse d'un pas pressé. Son avion décolle à 14h.

Il n'avait pas mis les pieds à Montréal depuis cinq ans. Son passage n'aura duré que quelques heures. Le «plus grand des petits gardiens» retourne chez lui, en Californie, prendre du soleil et jouer au golf. Sa vie est ailleurs maintenant, loin du Canadien, de l'Abitibi et des hivers de Palmarolle.

Photo archives La Presse

Rogatien Vachon avec les Kings de Los Angeles en 1976.