Oubliez le café. Dans la Silicon Valley, c'est à coups de très petites doses de LSD que de plus en plus de travailleurs s'aiguisent l'esprit. Augmentation de la concentration, meilleure humeur, vision plus positive de la vie : ils disent en tirer de multiples bénéfices. Le phénomène gagne Montréal... et suscite à la fois la curiosité et l'inquiétude des scientifiques.

Des mueslis accompagnés de yogourt et de fruits. C'est le déjeuner habituel d'Alex*, un programmeur informatique montréalais. Mais depuis un an, il lui arrive régulièrement d'ajouter à son menu matinal un soupçon de... LSD.

Oubliez les expériences mystiques, Lucie dans le ciel avec des diamants et tout le tralala psychédélique associés à ce puissant hallucinogène. Alex, un père de famille dans la trentaine, est plutôt ce qu'on appelle un «microdoseur». Sur l'internet clandestin, il commande, au prix de 5 $ chacun, des buvards imprégnés de 100 microgrammes de LSD - une dose qui pourrait lui faire voir des fractales de couleurs pendant plusieurs heures.

Mais ce n'est pas ce que recherche Alex. À l'aide d'un couteau de type X-acto, il coupe minutieusement ses buvards en huit parties égales. Puis il en consomme une, avant d'aller au bureau ou de passer une journée tranquille à la maison.

«Ça aide à la concentration, explique Alex. L'effet est très subtil - la première fois que j'ai fait ça, c'était une fin de semaine et je n'ai rien noté. C'est la deuxième fois, au bureau, que je l'ai senti. J'étais focusé, plus créatif, plus joyeux aussi. Et plus volubile. Dans le contexte du travail, j'ai souvent tendance à être réservé. Là, j'avais plus le goût et le courage de partager mes opinions.»

Une vague

Alex fait partie d'un mouvement qui recommence à expérimenter avec l'une des drogues les plus iconiques des années 60, mais avec une tout autre philosophie. Loin de vouloir quitter la réalité par des voyages psychédéliques, les microdoseurs veulent au contraire s'y plonger plus intensément.

Dès 2010, le psychologue et auteur américain James Fadiman, un défenseur de longue date des drogues psychédéliques, commence à promouvoir l'idée d'utiliser de très petites doses de drogues comme le LSD - environ un dixième des doses habituelles - pour obtenir des effets complètement différents. Il popularise le régime souvent suivi par les microdoseurs et qui en maximiserait les effets : une dose de 10 à 15 microgrammes de LSD tous les trois jours.

Comme c'est souvent le cas, les travailleurs technos de la Silicon Valley sont parmi les premiers à sauter dans le bateau.

San Francisco, berceau du mouvement hippie et du psychédélisme, se remet à battre au rythme du LSD, mais de manière complètement différente.

Dans la presse américaine, les témoignages de jeunes entrepreneurs disant consommer du LSD pour améliorer leurs performances déferlent.

«Tous les milliardaires que je connais, presque sans exception, prennent des hallucinogènes sur une base régulière», a affirmé Tim Ferriss, investisseur de la Silicon Valley, dans une entrevue accordée à CNN en 2015.

La vie en rose

Mais il n'y a pas que la performance. En janvier dernier, l'auteure américaine Ayelet Waldman, a publié un essai-choc intitulé A Really Good Day - How Microdosing Made a Mega Difference in My Mood, My Marriage and My Life (Une très belle journée - Comment le microdosage a fait une mégadifférence sur mon humeur, mon mariage et ma vie). Mme Waldman, mère de quatre enfants, donne un nouveau visage au phénomène.

«Ça m'aide à voir le beau côté des choses, confirme Alex. Je peux regarder par la fenêtre et me dire : "Il fait tellement beau dehors." Et tu te fiches plus des petites choses qui ne sont pas importantes.»

Il dit parfois consommer une microdose de LSD avant de passer une journée avec son fils. «On passe de super moments», assure-t-il.

Selon lui, ces petites fenêtres d'optimisme lui ont permis d'envisager certains aspects de sa vie différemment et de façon durable, même une fois l'effet de la drogue estompé.

Mystère scientifique 

Intrigués, les scientifiques commencent à se pencher sur l'effet des microdoses sur le cerveau. Aucune étude complète sur les humains n'a encore été faite, mais certaines pistes d'explications existent.

Avant même d'avoir entendu parler du phénomène, Gabriella Gobbi, professeure associée au département de psychiatrie de l'Université McGill et chercheuse au CUSM, a étudié l'effet des microdoses de LSD sur les rats. Et montré qu'elles aident à améliorer leur humeur.

«Quand j'ai commencé à lire sur les microdoses et tout ce qui se passe dans la Silicon Valley, j'ai dit : "Wow! C'est exactement ce qu'on a observé chez nos rats!"», s'exclame-t-elle. Elle prévient toutefois que la pratique n'est pas sans risques.

«Nos recherches suggèrent qu'il existe bien une fenêtre thérapeutique dans l'action du LSD, mais qu'elle est très réduite, explique-t-elle. La différence entre un bon dosage et un mauvais dosage est très faible - à peine quelques microgrammes. Les gens susceptibles de développer des maladies mentales, notamment, courent des risques importants.» Elle se questionne aussi sur l'idée d'utiliser des substances psychoactives sans ordonnance et sans suivi médical.

Des risques importants

Santé Canada prévient que le LSD peut avoir des «répercussions de longue durée sur le cerveau et l'état émotionnel». La drogue peut aussi provoquer des psychoses, de la paranoïa et des «retours en arrière» - une réapparition soudaine des effets qui peut se produire jusqu'à des années après la consommation. Il est toutefois établi que le LSD ne provoque aucune dépendance physique.

Jean-Sébastien Fallu, professeur à l'École de psychoéducation de l'Université de Montréal, estime que le phénomène du microdosage soulève la question de la productivité à tout prix dans notre société de performance.

«Ça montre aussi que les substances, qu'elles soient légales ou non, médicamenteuses ou non, font partie de notre vie et vont continuer à le faire», estime-t-il.

Alex, de son côté, suit parfois le régime d'une microdose tous les trois jours pendant une certaine période. Mais il peut aussi passer plusieurs semaines sans consommer de LSD et dit ne pas s'en porter plus mal.

«Quand j'ai des trucs complexes à régler au travail, des fois, j'essaie de microdoser pour voir si ça va m'aider, dit-il. Mais ce n'est pas magique non plus. Si tu es fatigué ou si tu n'es pas motivé, tu peux te retrouver à focuser sur des articles sur internet au lieu de ton travail.» 

*Parce que le LSD est illégal et pour ne pas attirer l'attention de ses proches et de son employeur, Alex a accepté de témoigner uniquement sous un nom d'emprunt.

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UN PHÉNOMÈNE CACHÉ



Combien de Montréalais avalent du LSD avec leurs céréales? ll est impossible de le savoir. Mais Jean-Sébastien Fallu, de l'Université de Montréal, observe un «intérêt récurrent» pour le sujet.

«On a des gens qui rapportent le faire. D'une manière très impressionniste, je dirais que ce n'est ni mainstream ni complètement marginal», dit-il. Notre source Alex, qui travaille au coeur du secteur techno montréalais, affirme ne pas avoir eu vent de collègues qui prennent aussi du LSD de cette façon. C'est sur l'internet qu'il a eu l'idée d'essayer les microdoses.

«C'est sûr que c'est très tabou, dit-il. Dire que tu prends du LSD avant d'aller au travail, c'est un bon truc pour t'attirer un regard étrange. Je n'en parle pas au bureau.»

Philippe Telio et Chris Arsenault, respectivement du Startup Fest et du fonds iNovia, côtoient au quotidien les entrepreneurs technos de la métropole, souvent inspirés par la culture de la Silicon Valley. Ils disent n'avoir jamais entendu parler de microdoses de LSD à Montréal.

En juin dernier, l'organisation américaine The Third Wave a organisé une séance d'information consacrée au microdosage du LSD à Montréal, pour laquelle une limite de 45 billets avait été fixée.

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Votre cerveau sur le LSD

Que se passe-t-il dans la tête de ceux qui prennent des microdoses de LSD ? On l'ignore encore précisément, notamment parce que le statut illégal de cet hallucinogène freine la recherche scientifique. Mais plusieurs études permettent de jeter un éclairage sur les effets et les mécanismes en jeu. Tour d'horizon.

DÉTERMINATION ET ANXIÉTÉ

Pendant cinq ans, l'auteur et psychologue américain James Fadiman, lui-même adepte de LSD, a invité les microdoseurs de la planète à noter leurs impressions et à répondre à un questionnaire. En tout, 1500 personnes ont participé à son étude. En compilant les résultats, il a noté que les effets les plus rapportés sont une augmentation de la détermination, de l'attention et de l'énergie. Les volontaires qui se disaient déprimés affirmaient voir une amélioration de leur état. Par contre, ceux qui étaient anxieux sans être déprimés ont vu leur anxiété empirer. Ces études basées sur l'autodivulgation comportent des limites importantes - il n'y a aucun groupe contrôle, les souvenirs des participants ne sont pas toujours fiables et ils peuvent être délibérément changés. Elles permettent néanmoins de dégager certaines pistes d'études.

SÉROTONINE

Gabriella Gobbi, professeure de psychiatrie à McGill, a montré qu'à forte dose, le LSD chez les rats interagit principalement avec deux systèmes. D'abord celui de la sérotonine, un neurotransmetteur lié à la régulation de l'humeur, du stress, de l'anxiété et de la dépression. Puis avec celui de la dopamine, un autre neurotransmetteur lié au plaisir, mais aussi à certains symptômes psychotiques (hallucinations, délire). À très petites doses, cependant, seul le système de la sérotonine est affecté, et celui de la dopamine est épargné. La Dre Gobbi a donné des microdoses de LSD à des rats rendus déprimés par l'imposition d'un stress chronique. Des tests comportementaux ont montré qu'ils ont retrouvé la bonne humeur. Le LSD avait rendu les animaux plus mobiles et plus énergiques et leurs symptômes dépressifs avaient disparu.

COMME UN ANTIDÉPRESSEUR

La Dre Gobbi note une ressemblance frappante entre les comportements des rats auxquels on injecte des microdoses de LSD et les effets rapportés par les humains qui en consomment. « Je ne suis pas surprise. Depuis 60 ans, tous les tests qu'on fait avec les antidépresseurs et les substances psychotropes chez l'animal montrent de fortes corrélations avec ce qui se passe chez l'humain. J'ai donc l'impression que les microdoses chez l'humain agissent aussi sur le système de la sérotonine, sans toucher au système de la dopamine comme c'est le cas à fortes doses », explique-t-elle. Selon elle, une microdose de LSD aurait un mécanisme d'action assez similaire à celui d'un antidépresseur.

PLUS DE CONNECTIVITÉ

Dans ce qui est considéré comme une percée scientifique, le chercheur britannique David Nutt a scruté pendant plusieurs heures le cerveau de volontaires qui avaient pris de fortes doses de LSD. Il a mesuré l'activité électrique de leur cerveau ainsi que le flot sanguin grâce à l'imagerie par résonance magnétique fonctionnelle. Conclusion : le LSD augmente les connexions entre les différentes régions du cerveau. Le cortex visuel, en particulier, se connecte à plusieurs autres régions, ce qui explique sans doute les hallucinations visuelles et le fait qu'elles soient chargées d'émotion. Les chercheurs ont aussi découvert que ce qu'on appelle le « mode par défaut » du cerveau, qui se met en place quand le cerveau est au repos, est moins actif et se désynchronise. Les chercheurs croient que cela explique la fameuse « dissolution de l'ego », ce sentiment de ne plus former un être en soi et de se sentir connecté à l'ensemble du monde.

THÉRAPIE

Même si les recherches sur les drogues illégales demeurent compliquées à effectuer, une vague d'études portant sur leur potentiel thérapeutique a déferlé au cours des dernières années. Le LSD, la MDMA (ecstasy), la psilocybine (champignons magiques) et l'ayahuasca, un hallucinogène provenant d'Amazonie, sont les principales drogues étudiées. Leur potentiel à traiter la dépression, l'anxiété, le trouble de stress post-traumatique et les dépendances a montré divers degrés de succès selon la substance et la condition. Selon Gabriella Gobbi, il faut cependant résister à la tentation de s'automédicamenter avec ces puissantes substances. « L'idée est de comprendre les mécanismes d'action afin de produire des médicaments qui n'ont pas les dangers du LSD et des autres drogues », dit-elle.

HALLUCINOGÈNES NATURELS

Vous croyez n'avoir jamais surfé sur les effets des hallucinogènes ? Détrompez-vous. Le cerveau humain produit naturellement une substance très similaire au LSD appelée diméthyltryptamine (DMT). Les scientifiques en savent encore très peu sur son rôle exact. « On croit qu'il agit sur plusieurs phénomènes qui nous arrivent quotidiennement - pensez aux rêves, aux sentiments de déjà-vu. Tous les jours, nous expérimentons des microhallucinations qui sont sans doute nécessaires à notre fonctionnement normal », dit Gabriella Gobi, de McGill.

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Les recherches d'Amanda Feilding

Elle a testé le LSD sur son propre cerveau dans les années 60. Elle est allée jusqu'à se percer un trou dans le crâne pour s'ouvrir l'esprit. Et elle planifie actuellement la première étude randomisée en double aveugle - le nec plus ultra de la recherche scientifique - sur l'effet des microdoses de LSD sur les êtres humains.

La Britannique Amanda Feilding est un personnage haut en couleur. Et l'étude qu'elle planifie est directement inspirée de ses propres expériences.

« Dans les années 60, avant que le LSD ne devienne illégal, j'aimais beaucoup prendre de petites doses de LSD de façon régulière, raconte Mme Feilding à La Presse. J'aimais sentir une amélioration de mes fonctions cognitives, de ma vitalité et de mes sens, mais tout en restant en parfait contrôle de mes capacités. Mon raisonnement me semblait plus profond, plus large, plus intéressant. Et je voulais tester si c'était un effet placebo ou si c'était réel. »

À l'époque, Mme Feilding avait un intérêt pour le go, un ancien jeu de plateau chinois. Elle s'est mise à noter méthodiquement les résultats de ses parties. Et a noté qu'elle gagnait plus souvent lorsqu'elle était sous l'effet du LSD et que son adversaire ne l'était pas.

« C'était une observation claire de l'amélioration de mes fonctions cognitives. Et c'est ce que je veux reconstruire dans cette étude », dit-elle.

Une fondation sérieuse

Amanda Feilding détonne dans le monde scientifique. Celle qui a étudié les religions comparatives, l'arabe classique et la sculpture n'a jamais caché son penchant pour les drogues psychédéliques et les expériences mystiques. En 1970, elle a réalisé sur elle-même une trépanation - une opération chirurgicale sortie du fond des âges qui consiste à percer un trou dans le crâne. Elle avait alors affirmé vouloir augmenter la circulation sanguine dans son cerveau afin d'atteindre un plus haut niveau de conscience.

Malgré ce bagage pour le moins particulier, la Fondation Beckley qu'elle a fondée jouit d'une solide réputation. Mme Feilding s'est entourée d'un comité scientifique qui compte des professeurs d'Oxford, de Harvard et de Cambridge. La fondation a notamment collaboré à l'étude récente du chercheur David Nutt, qui a examiné pour la première fois par imagerie par résonance magnétique le cerveau de sujets ayant consommé de fortes doses de LSD.

« Cette fondation fait la promotion de la recherche sur les hallucinogènes, ce qui est très positif, car on en connaît encore très peu sur le sujet », explique Gabriella Gobbi, professeure à l'Université McGill.

Mme Feilding et sa fondation veulent donc tester les effets d'une dose de 10 microgrammes de LSD par rapport à un placebo sur une cohorte de sujets. Elle prévoit mesurer l'activité électrique de leur cerveau par électroencéphalographie, placer les participants dans une machine d'imagerie à résonance magnétique fonctionnelle pour voir quelles zones cérébrales s'activent... et les faire jouer au go pour mesurer leurs capacités cognitives.

Pour l'instant, Mme Feilding en est encore à l'étape de boucler le financement. Comme l'effet soupçonné des microdoses est faible, il faudra un grand nombre de patients pour montrer un effet statistique. Et le recours à la résonance magnétique est très coûteux.

« Comme c'est toujours le cas avec les drogues illégales, le processus est toujours plus long et plus lent qu'on ne l'aurait espéré, dit Mme Feilding. Nous avons du retard sur l'échéancier, mais cette étude est nécessaire et nous avons l'intention de la faire. »