Les Japonais considèrent impérialiste de donner un nom à un objet inanimé. Les Russes veulent qu'on reconnaisse qu'ils ont été les premiers sédentaires de l'espace, avec Mir et les six Salyut. Les Américains voulaient n'en faire qu'à leur tête.

Au départ, il y avait Freedom. Avec l'entrée des partenaires européens, puis russes, Alpha a été proposé et relayé dans la télé et dans la presse. Un laborieux exercice de relations publiques a été nécessaire pour faire tourner la vapeur en faveur de ISS, SSI (Station spatiale internationale) en français, au grand dam de plusieurs habitués de l'espace.

Aussi bien dire que la station n'a pas de nom, ont maugréé plusieurs astronautes devant une journaliste de l'Associated Press - de manière tout aussi anonyme. Les rochers Yogi et Barnacle Bill ont conquis le coeur des téléspectateurs durant la mission Pathfinder sur Mars, à l'été 1997.

À la NASA comme à l'Agence spatiale canadienne, on tient mordicus à ISS: «La Station spatiale internationale n'a pas d'autre nom.»

Mais un bureaucrate européen qui fait partie du groupe de travail sur les noms du conseil des relationnistes de la Station fait état de discussions enflammées. «Dans les accords internationaux, on a toujours parlé de Station spatiale internationale, admet Dieter Isakeit, de la direction des vols habités de l'Agence spatiale européenne. Un premier grand débat a concerné le i minuscule: avec les Canadiens, nous pensions qu'il fallait une majuscule pour ne pas qu'«internationale» soit considéré comme un adjectif. Finalement, les Canadiens se sont rapprochés de leur grand frère voisin.»

Le nom Freedom a été choisi «unilatéralement par les Américains» dans le contexte de la guerre froide. «C'était une provocation aux Soviétiques, affirme M. Isakeit, joint aux Pays-Bas. Mir a un sens beaucoup plus vaste, philosophique: ça va de la paix à la Terre, à l'univers, avec une référence à la communauté rurale. C'est un terme très communiste, qui se situe quelque part entre la famille et l'État. Je le trouve très joli. Freedom n'a pas le même style, la même subtilité.»

Alpha, ou plus exactement Alpha-R, est un cadeau des ingénieurs. «Au fil des rencontres de révision des plans pour alléger les coûts, différentes configurations ont été étudiées. Elles ont d'abord pris le nom des lieux où les réunions avaient lieu: Crystal City est un centre de congrès voisin de Washington, une autre s'appelait September 94. Pour simplifier, on a décidé d'utiliser des lettres grecques. Mais dès Alpha-R, la première fusion avec les plans russes de Mir 2, le dessin convenait.»

Les journalistes ont sauté sur Alpha comme ils se seraient accrochés à Bêta, selon M. Isakeit. «À chaque conversation, nous devions rappeler: «D'ailleurs, permettez-moi de préciser que le nom est Station spatiale internationale.» Les Russes n'aimaient pas parce qu'ils avaient l'impression qu'ont oubliait leurs sept Salyout et Mir; il aurait fallu choisir Gamma ou Epsilon. Et la Maison-Blanche, pour des raisons inconnues, n'a pas non plus accepté. En l'absence d'autre chose, nous aurions bien accepté Alpha, mais que voulez-vous.» Le service juridique de l'ESA utilisait encore en 1997 Alpha pour décrire la portion non russe de la SSI.

Un accord international est difficile à atteindre. «Les Japonais, depuis la guerre, ne peuvent plus politiquement donner des noms à des bateaux ou des avions: ça fait impérialiste. À la limite, ils auraient pu accepter un nom de montagne, de fleur ou de jeune fille. Mais il n'est pas évident de trouver un mot qui sonne bien dans toutes les langues, sans trémas, nasales ou h, et qui n'ait pas de double sens. Les Russes ont proposé Kamelia, mais c'est une marque de serviette hygiénique en Allemagne. En Europe, avec 14 pays et une douzaine de langues, nous avons souvent ce problème. Avant Ariane, Stella avait été proposé pour le programme de lanceurs; c'est une marque de bière belge. La plupart des noms qui ont un sens spatial ont déjà été pris par des marques de commerce.»

Finalement, les positions se sont durcies. «L'Agence spatiale canadienne ne veut plus que la notion internationale disparaisse, affirme M. Isakeit. J'ai insisté pour qu'on nomme les éléments, à tout le moins; dans les communications radio, les astronautes doivent pouvoir se servir d'un code.»

Chaque partenaire est responsable de trouver un nom pour ses modules, sous réserve de l'approbation du Groupe de travail sur les noms. Les Américains ont choisi Unity, les Russes, Zarya (aube), les Européens Colombus. «Notre laboratoire devait être lancé en 1992», explique M. Isakeit. Les Japonais ont décidé en avril Kibo (espoir) parmi 20 0000 noms.

Mais la bisbille guette toujours. «Des fois, certains partenaires qui ont une part plus grande que tout le monde, et que je ne nommerai pas, se permettent de décider sans demander aux autres, dit M. Isakeit. Si à chaque fois que nous nous entendons sur un point, la Maison-Blanche met son veto, à quoi sert un comité!»

Fin mars, les relationnistes se rencontraient pour trouver un logo pour la Station. Une tâche aussi insurmontable que le baptême. Et entre-temps, chaque pays diffuse son propre dessin, sans compter les logos pirates.