(Kherson, Ukraine) Un mois après la destruction du barrage de Nova Kakhovka, l’eau s’est retirée, mais le cauchemar continue pour les habitants de Kherson, qui vivent sous la menace constante de l’artillerie russe. « Quand est-ce que ça s’arrêtera ? », se demandent des villageois, ruinés, pendant que des agriculteurs, eux, craignent… le manque d’eau.

« Je pensais que rien ne pouvait m’arriver de pire »

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La maison de Nadiedja, 64 ans, a été ravagée par la catastrophe.

À l’entrée de la rue Chaykovsogo, une barque échouée à la coque criblée d’éclats d’obus trône comme un avertissement.

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Une barque criblée d’éclats d’obus, rue Chaykovsogo, à Kherson

Ici, l’eau a atteint 2 m de hauteur avant de se retirer lorsque, quelque 70 km en amont, le barrage de Nova Kakhovka a été détruit, dans la nuit du 6 juin. Devant chaque maison s’entassent désormais des masses informes comme autant de souvenirs jetés aux oubliettes : ici un canapé, une table et des portraits de famille ; là un tapis, des chaises brisées et des jouets pour enfants.

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Cette image satellite montre le barrage après sa destruction.

L’eau a tout emporté dans cette rue située dans le sud de Kherson, à une centaine de mètres du Dniepr, à portée de tir de l’armée russe qui tient ses positions de l’autre côté du fleuve. Le plus récent bilan du sinistre s’élève à une quinzaine de morts et une trentaine de disparus. Sans compter les dizaines de milliers d’habitants forcés de fuir la crue des eaux. Autant de vies chamboulées, une fois de plus.

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Olechky, en banlieue de Kherson, submergé à la suite de la destruction du barrage de Nova Kakhovka, le 10 juin

Nadiedja, 64 ans, oscille entre les pleurs et un rire nerveux. Dans sa petite maison qu’on imaginait coquette, il ne reste rien. Rien non plus des fleurs du jardin dont elle était si fière. Juste une machine à laver cassée, qu’elle venait de finir de rembourser, et un chat, miraculeusement rescapé du sinistre en se réfugiant sur le toit. Nadiedja avait fait construire sa maison en 1984 avec son mari, mort l’an passé. C’est le mari de sa sœur qui est venu la secourir quand l’eau a commencé à monter.

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Nadiedja, 64 ans

Et dire qu’il y a encore quelques semaines, je pensais que la guerre finirait bientôt avec la contre-offensive. J’imaginais déjà mon petit-fils aller à l’école, ici à Kherson, en septembre prochain.

Nadiedja, 64 ans, résidante de Kherson

« J’ai survécu aux bombardements et à l’occupation russe, je pensais que rien ne pouvait m’arriver de pire. Quand est-ce que ça s’arrêtera ? », demande-t-elle entre deux sanglots.

La femme aux cheveux courts travaillait dans une usine de chaussures avant que la guerre éclate. Aujourd’hui retraitée, elle touche une pension mensuelle qui correspond à 60 $ US : à peine de quoi survivre, sûrement pas de quoi restaurer sa maison. Trois semaines après l’inondation, elle reçoit une aide alimentaire quotidienne d’une ONG polonaise, mais toujours rien pour sa maison qu’elle vide tant bien que mal avec l’aide d’un fils d’une cousine.

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Des employés de la Ville pompent les eaux usées chez Yulia, rue Chaykovsogo.

Un camion-citerne s’arrête devant une maison voisine. Viktor et ses deux collègues font des va-et-vient depuis plusieurs jours pour vider les eaux usées qui débordent à intervalles réguliers dans les maisons sinistrées. « Un camion comme celui-là, on peut le remplir en 15 minutes dans une maison. On doit revenir quasiment tous les jours, parce que l’eau remonte. Impossible de savoir combien de temps ça va durer », explique-t-il en fixant un long tuyau aux toilettes extérieures de Yulia, une femme d’une quarantaine d’années, qui essaie tant bien que mal de faire sécher ce qui peut encore être sauvé de sa maison.

Le travail est pénible sous ce soleil de plomb et la menace des bombardements dont le vacarme résonne toutes les cinq minutes. Mais Viktor ne se plaint pas : « C’est toujours mieux que pendant l’occupation russe, explique ce natif de Kherson au visage émacié. Avec eux, c’étaient les coups de crosse de fusil pour un oui ou pour un non », mime-t-il avec ses bras.

Un risque de contamination

Alexander est un homme usé. Il traîne sa silhouette filiforme, sa combinaison orange, sa paire de Nike rouges et son air d’éternel adolescent dans les couloirs de l’hôpital tel un zombie.

En périphérie de la ville, l’hôpital dont il dirige le service médical affronte tant bien que mal la guerre depuis un an et quatre mois. Il a connu l’occupation russe jusqu’à la libération de la ville à l’automne dernier et a déjà été frappé à deux reprises par l’armée russe : la maternité en janvier et un second bâtiment il y a deux mois. Ce dernier bombardement a coûté la vie à deux employés de l’hôpital. Alexander y travaille nuit et jour. Il y dort, aussi. « Depuis que ma femme et la petite sont en lieu sûr dans l’ouest du pays, je n’ai pas de raison de rentrer chez moi. J’ai une douche et un lit ici, ça me suffit. » D’autant plus depuis que son appartement est en partie détruit, après qu’un missile a éventré le toit de son logement.

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Des victimes des inondations ont trouvé refuge dans un hôpital de Kherson.

La nuit du 6 juin, plusieurs centaines de personnes ont trouvé refuge dans cette arche de Noé. Trois semaines plus tard, une centaine d’entre elles originaires de « l’île », un quartier du sud de Kherson relié par un pont au reste de la ville, sont toujours réfugiées ici. « C’est la zone la plus inondée et la plus bombardée de Kherson. C’est très dangereux de retourner là-bas », explique le médecin. Même si les ONG ravitaillent abondamment les déplacés de l’hôpital en eau, vêtements et nourriture, Alexander espère qu’ils pourront rapidement être évacués ailleurs. Car il redoute l’impact des maladies infectieuses qui risquent de se développer à la suite des inondations.

On teste l’eau régulièrement, car les nombreux animaux morts peuvent la contaminer. Pour l’instant, tout est sous contrôle, mais les maladies comme le choléra ou la salmonellose peuvent se développer très vite. On a déjà fait un stock de médicaments en cas de besoin.

Alexander, médecin et directeur du service médical d’un hôpital de Kherson

L’hôpital d’Alexander est en sous-effectif chronique avec 200 des 300 médecins de l’établissement qui ont quitté la ville depuis le début de l’invasion.

Libérés par les eaux

Contre toute attente, le drame du barrage de Nova Khakovka a aussi apporté quelques rares bonnes nouvelles. Dans un centre d’accueil en bordure de la ville, Youlia, la trentaine, et sa fille Stefania, 4 ans, profitent du soleil et de leur liberté retrouvée malgré le vacarme des bombardements à quelques kilomètres.

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Youlia et sa fille Stefania

Il y a trois semaines encore, elles habitaient le village d’Oleshky sur la rive gauche du Dniepr, toujours occupée par l’armée russe. Un an et quatre mois après le début de l’invasion, les voilà en territoire ukrainien. Quand l’eau a commencé à monter, Youlia, son mari et leurs quatre enfants se sont réfugiés sur le toit de leur maison avant d’être évacués par des voisins dans une partie non inondée de la ville. Deux jours plus tard, sa sœur, réfugiée à Kyiv, les a prévenus par téléphone que des volontaires ukrainiens avaient franchi le Dniepr pour secourir les habitants en zone occupée. « Elle m’a dit qu’on avait 30 minutes pour les rejoindre, après ce serait trop tard. Nous avons couru 3 km, en pyjamas, avec les enfants et aujourd’hui nous sommes là », se réjouit la jeune femme dont trois des quatre enfants ont été envoyés à Kyiv dans un service de soins post-traumatiques.

Stefania, la plus jeune de la fratrie, joue avec un ballon dans la cour du centre d’accueil. Elle semble avoir conservé une certaine joie de vivre. Mais quand vient l’heure de se coucher, presque tous les soirs, elle rêve que l’eau monte inexorablement sous son lit.

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Nombre de localités inondées à la suite de l’explosion du barrage

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Superficie inondée à la suite de l’explosion du barrage

Source : Agence France-Presse

Après le déluge, la crainte du manque d’eau

PHOTO ANDRII DUBCHAK, ARCHIVES REUTERS

Au volant de son tracteur, un agriculteur travaille au champ, dans la région de Kherson. Une colonne de fumée s’élève au loin, résultat d’un bombardement russe, le 20 juin.

La destruction du barrage vient s’ajouter à une longue série de déboires rencontrés par les agriculteurs depuis le début de l’invasion.

Volodymyr Tenyk parcourt les chemins chaotiques de Posad Pokrovsk, à 40 km au nord de Kherson, au volant de son VUS. Le village est connu comme ayant été la dernière position ukrainienne avant que la région ne tombe aux mains des Russes dans les premiers jours de la guerre. Les champs du fermier s’étendent à perte de vue : 2000 hectares de blé, de maïs et de tournesol, répartis entre la région de Kherson et celle de Mykolaïv.

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Volodymyr Tenyk devant un canal d’approvisionnement d’eau asséché

Le principal problème du fermier n’est pas l’explosion du barrage de Khakovka, à une centaine de kilomètres en aval, mais la destruction des canaux d’approvisionnement d’eau par l’armée russe lorsqu’elle a été chassée de la région par la contre-offensive ukrainienne, en novembre dernier.

Depuis, c’est devenu très difficile d’irriguer les plantations. La plupart des fermiers ne peuvent plus cultiver ici. On s’en sort parce que nous cultivons les tournesols, qui sont moins gourmands en eau.

Volodymyr Tenyk, fermier de la région de Kherson

Le fermier passe devant un champ entièrement brûlé. « Ça, c’est à cause du déminage. On a retrouvé des dizaines de mines russes dans les champs après l’occupation, et il en reste encore », ajoute Volodymyr en faisant défiler les photos sur son téléphone. Plus loin, ses employés s’activent autour d’un hangar détruit par les bombardements.

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Volodymyr Tenyk regarde avec désarroi son hangar en ruines.

À l’intérieur, les carcasses calcinées de plusieurs tracteurs : l’équivalent de 700 000 $ de pertes, une somme considérable pour l’agriculteur.

Avec ses 2 millions d’hectares de terres agricoles, la région de Kherson est l’une des régions les plus fertiles d’Ukraine et compte de nombreuses cultures irriguées.

Les conséquences les plus dramatiques de la destruction du barrage de Nova Kakhovka sont à chercher sur la rive gauche du Dniepr : depuis sa construction en 1956, le barrage de Kakhovka sert à irriguer toutes les terres se situant en aval, entre le Dniepr et la Crimée.

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La ferme de Volodymyr Tenyk porte les stigmates de la guerre.

La région étant toujours sous occupation russe depuis le début de la guerre, il est difficile de connaître l’ampleur des dégâts. Sur la rive droite, le ministère ukrainien de l’Agriculture a déclaré que 10 000 hectares de terres agricoles avaient été inondés, mais il y en a bien davantage du côté russe occupé.

Le président Volodymyr Zelensky a qualifié l’évènement de « plus grande catastrophe environnementale causée par l’homme en Europe depuis des décennies ».

Des champs d’obus

Dans le village de Stepanivka, à quelques kilomètres au nord de Kherson, Oleg ne trouve plus grand-chose d’autre que des obus dans les quelques hectares de culture qu’il exploite. Il a formé une pile à l’entrée de sa ferme avec la quinzaine d’obus trouvés dans son jardin. Pour les mines, il doit se débrouiller tout seul avec un détecteur de métaux qu’on lui a prêté.

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Oleg et sa femme, Natalya, posent devant les obus trouvés dans leurs champs.

De temps en temps, l’un de ses animaux explose sur l’une d’elles.

Pendant l’occupation, il est resté sur ses terres avec sa femme. « Les Russes allaient et venaient chez nous. Ils ont volé toutes les machines et le matériel qui étaient en état de fonctionner », explique Oleg. Depuis l’explosion du barrage, le manque d’eau s’est ajouté à la liste de ses problèmes.

C’est une région où l’eau était déjà un problème avant la destruction du barrage. Maintenant, c’est encore plus difficile, car le niveau d’eau stockée que l’on peut pomper a fortement diminué.

Oleg, fermier de la région de Kherson

« Ce sera un problème sur le long terme pour les cultures qui demandent beaucoup d’eau », estime le cultivateur.

Il a calculé que pour revenir à son niveau de production d’avant la guerre, il lui faudrait sept ans. Âgé de 52 ans, Oleg ne sait pas s’il aura la patience de tout recommencer.

Une première version de ce texte, corrigée depuis, inversait les rives gauche et droite du fleuve Dniepr.

470 000

Nombre d’hectares de terres agricoles en Ukraine parsemés de munitions n’ayant pas explosé et de mines, selon le ministère de l’Agriculture

Source : Agence France-Presse