(Bruxelles, Belgique) L’effondrement du gouvernement de coalition des Pays-Bas en raison d’une proposition sur l’accueil des réfugiés met une fois de plus au jour l’importance de l’immigration comme ligne de démarcation en politique européenne, et le problème grandissant que cela représente pour les politiciens traditionnels qui veulent empêcher l’extrême droite d’en tirer profit.

La crise actuelle aux Pays-Bas a été précipitée par le premier ministre conservateur, Mark Rutte, qui a démissionné après que ses partenaires de coalition centristes eurent refusé de soutenir sa nouvelle politique très stricte à l’égard des réfugiés.

Les médias néerlandais ont rapporté que M. Rutte avait notamment proposé une période d’attente de deux ans avant que les enfants de réfugiés puissent venir rejoindre leurs parents, une idée immédiatement rejetée par ses partenaires de coalition.

Pour M. Rutte – un politicien habile surnommé « Teflon Mark » en raison de sa résilience pendant ses 13 années au pouvoir –, ne pas céder sur un enjeu qui tient à cœur à un grand nombre de ses électeurs était une question de survie politique, bien au-delà de la durée de vie de sa coalition, estiment des analystes.

De manière plus générale, l’empressement de M. Rutte à faire tomber le gouvernement sans chercher de compromis témoigne d’une nouvelle phase de la politique migratoire européenne. Des partis d’extrême droite de plus en plus puissants ont souvent dominé le débat sur l’immigration en s’appuyant sur l’inquiétude croissante de l’opinion publique touchant l’identité nationale. Selon des analystes, l’insistance de M. Rutte à adopter une politique migratoire à la fois inhabituelle et stricte aurait visé à prévenir ce phénomène.

L’extrême droite en pleine ascension

Cet enjeu se joue sur tout le continent européen, avec en toile de fond la crise du coût de la vie, l’insécurité découlant de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le nombre croissant de demandeurs d’asile et les naufrages de bateaux de migrants aux frontières de l’Union européenne.

Depuis l’apogée de la crise des réfugiés syriens en 2015, l’Italie, l’Allemagne et la France, ainsi que de plus petits pays de l’Union européenne (UE), ont connu une montée de partis politiques d’extrême droite qui ont remodelé le destin politique de leurs pays.

Matteo Salvini, un puissant politicien d’extrême droite, par exemple, est une figure clé de la politique italienne ; Marine Le Pen, en France, qui utilise des messages anti-migration et anti-establishment, est passée dangereusement près au printemps 2022 de battre Emmanuel Macron pour la présidence de la République.

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Le premier ministre hongrois, Viktor Orbán

Et Viktor Orbán, en Hongrie, un dirigeant anti-européen et antilibéral, a utilisé la rhétorique anti-migratoire pour devenir une voix mondiale de premier plan dans le mouvement identitaire, avec un grand nombre d’adeptes au sein de la droite américaine.

Une stratégie qui s’essouffle ?

Depuis une dizaine d’années, les partis centristes ont cherché à s’adapter aux positions draconiennes des électeurs conservateurs traditionnels en matière d’immigration, tout en s’unissant pour tenir les partis d’extrême droite à distance. Mais comme le montre l’effondrement du gouvernement néerlandais, cette stratégie est peut-être en train de s’essouffler.

La coalition quadripartite de Mark Rutte, qui comprenait deux petits partis situés à sa gauche, était déjà en difficulté. La manière dont il a choisi d’y mettre fin s’apparente à une démolition contrôlée.

« Le fait que la coalition se soit effondrée sur cette question est extrêmement surprenant », estime Marcel Hanegraaff, professeur agrégé de sciences politiques de l’Université d’Amsterdam. Mais le fait qu’elle se soit effondrée n’est pas un choc, ajoute-t-il.

« Ce n’était tout simplement pas un mariage heureux », a-t-il déclaré.

M. Rutte a déclaré qu’il ne formerait pas de gouvernement avec des partis d’extrême droite comme le Parti pour la liberté de Geert Wilders, groupe anti-migration qui est entré en scène il y a près de 20 ans, lors d’une précédente révolte contre les immigrés.

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Le chef du Parti pour la liberté, Geert Wilders

M. Wilders n’a connu qu’un succès électoral limité, mais ses idées ont trouvé un écho plus large et ont pénétré le courant politique dominant après la crise des réfugiés syriens, lorsque plus d’un million d’entre eux ont cherché refuge en Europe.

Changement de ton

Les critiques affirment que la ligne dure préconisée par M. Rutte n’aurait eu qu’un impact limité, même si elle avait été promulguée. Selon Mark Klaassen, professeur adjoint de droit de l’immigration à l’Université de Leyde, le nombre de réfugiés aux Pays-Bas souhaitant que des membres de leur famille les rejoignent est si faible qu’il n’aurait pas d’incidence marquée sur le nombre total de réfugiés.

M. Klaassen estime que M. Rutte, auparavant connu comme un bâtisseur de consensus peu disposé à utiliser la politique migratoire à son avantage, semble changer de position. « Ce qui est nouveau, c’est qu’avec cette évolution, la loi sur l’immigration est utilisée pour obtenir un avantage politique », ajoute M. Klaassen.

Les difficultés de M. Rutte en matière d’immigration sont en partie dues à son propre gouvernement, affirme M. Klaassen. Selon lui, la lenteur du traitement des dossiers a aggravé les goulets d’étranglement dans la procédure d’asile. Et le manque de logements abordables conduit des réfugiés reconnus à rester plus longtemps dans les centres de traitement parce qu’ils ont du mal à trouver des logements permanents, ce qui entraîne une surpopulation et des conditions de vie inhumaines.

« Ses propres intérêts plutôt que ceux du pays »

Dans l’opposition, la cheffe du Parti travailliste néerlandais, Attje Kuiken, a qualifié d’irresponsable la décision de laisser le gouvernement s’effondrer sur la question des réfugiés, citant notamment la crise du logement et l’inflation comme des problèmes plus urgents auxquels doit s’attaquer le gouvernement néerlandais.

« M. Rutte a choisi ses propres intérêts plutôt que ceux du pays, et j’espère que tout le monde s’en rend compte », a déclaré Mme Kuiken en entrevue à la télévision néerlandaise.

« Nous avons vu un Mark Rutte très différent », a déclaré Jan Paternotte, président du parti centriste D66, l’un des partis de la coalition qui a refusé de soutenir certaines des politiques migratoires de M. Rutte. Il a ajouté que M. Rutte refusait tout compromis sur ses propositions et s’est interrogé sur les véritables motifs de cette intolérance.

L’effondrement du gouvernement a ravi le leader de droite Geert Wilders, qui a écrit sur Twitter que sa fin ferait des Pays-Bas un « beau pays à nouveau, avec moins de demandeurs d’asile et de criminalité, plus d’argent et de logements pour nos propres concitoyens ».

Mais la suite de la politique néerlandaise n’est pas claire, et ne le sera probablement pas avant la tenue d’élections, très probablement en novembre. M. Rutte, qui a présenté vendredi soir sa démission au roi des Pays-Bas, restera premier ministre intérimaire jusqu’à cette date.

Ce texte a d’abord été publié dans le New York Times.

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