Les électeurs irlandais ont désavoué leur gouvernement sortant mais sans choisir d'alternative claire, laissant la porte ouverte à une variété de combinaisons ou même à de nouvelles législatives précédées d'un long interim.

« Nous faisons face à des mois de gouvernement intérimaire », soulignait le journal Independent à propos des résultats du scrutin de vendredi qui, à défaut d'un vainqueur, ont désigné une victime: le gouvernement de coalition sortant, composé du Fine Gael (centre droit) du premier ministre Enda Kenny et du Parti travailliste.

Selon les résultats provisoires qui portaient toujours lundi en début d'après-midi sur 148 des 158 sièges du Parlement, le Fine Gael arrive certes en tête avec 47 députés élus, mais avec un score nettement inférieur aux précédentes élections de 2011, lors desquelles il avait obtenu 76 élus.

Et le Labour, l'autre composante de la coalition gouvernementale, s'est effondré, passant de 37 sièges en 2011 à 6. « La semaine a été difficile », a commenté laconiquement le parti sur son compte Twitter.

Le gouvernement de M. Kenny paie le prix de sa politique d'austérité, nombre d'Irlandais disant ne pas ressentir suffisamment les effets de la reprise économique, qui s'est traduite par une croissance de 7 % en 2015 et un chômage retombé à 9 %.

Le Fianna Fail (centre-droit), l'autre grand parti de ce pays de 4,6 millions d'habitants, arrive en seconde position avec 43 sièges, contre 20 en 2011.

Progression aussi du côté du Sinn Fein, ex-vitrine politique de l'IRA: le parti de gauche nationaliste est arrivé à la troisième place avec 22 sièges, soit, à ce stade, 8 de plus qu'en 2011, confirmant son installation dans le paysage politique irlandais. Il s'agit « de la campagne la plus réussie de ma vie », a claironné son chef Gerry Adams, cité dans le Irish Examiner.

Les résultats des législatives montrent que les Irlandais « en ont assez de l'austérité », a estimé Imelda Munster, une responsable du parti. « Ils veulent une reprise qui profite à tout un chacun ».

« Taoiseach intérimaire »

L'absence de formations en mesure de pouvoir revendiquer une majorité absolue au Parlement ouvre donc la voie à des négociations qui s'annoncent longues, difficiles, et qui pourraient aboutir à un rapprochement inédit des deux rivaux Fine Gael et Fianna Fail, dont les leaders doivent consulter leurs bases cette semaine.

Il n'y « a pas la moindre chance » d'un accord avant Pâques, soit fin mars, a prédit l'ancien premier ministre et leader du Fianna Fail Bertie Ahern.

Le premier ministre Enda Kenny, qui a reçu le soutien du Labour, a clairement affiché son objectif: tenter de former, malgré le recul de son parti, un nouveau gouvernement dans les jours à venir.

Mais d'autres scénarios sont envisageables, comme de nouvelles élections en 2016 ou un gouvernement de minorité du Fine Gael soutenu ponctuellement par le Fianna Fail.

Reste qu'un accord entre ces rivaux historiques, qui se succèdent au pourvoir depuis 1932, susciterait l'hostilité de la base et de la vieille garde des deux partis.

« D'après ce que j'entends chez les gens [de ma circonscription] ce serait très difficile », a ainsi déclaré Willie O'Dea, un élu du Fianna Fail.

Les partis ont jusqu'au 10 mars et la première réunion du Dail (Parlement) pour trouver une solution à une situation qui rappelle celle de l'Espagne, toujours sans gouvernement plus de dix semaines après ses élections.

Mais l'imbroglio pourrait bien perdurer, a souligné l'analyste Noel Whelan. « Enda Kenny ne réussira pas à être désigné Taoiseach [premier ministre, NDLR] et deviendra donc Taoiseach intérimaire ».

« L'éventualité d'une seconde élection occupera alors les esprits tandis que les contacts entre Fine Gael et Fianna Fail pour former un gouvernement, ou soutenir un gouvernement minoritaire commenceront », a-t-il ajouté.

Pour Simon Harris, un député du Fine Gael, « le peuple a parlé. Mais cela va prendre du temps pour comprendre exactement ce qu'il a voulu dire ».

Le dilemme des frères ennemis

Faute de vainqueur clair aux élections législatives, les deux principaux partis d'Irlande, habitués à ferrailler depuis près d'un siècle, sont confrontés à un dilemme: s'allier pour gouverner ou laisser le pays sombrer dans des mois d'instabilité politique.

En apparence, le Fine Gael et le Fianna Fail, qui se succèdent au pouvoir depuis 1932, semblent irréconciliables. Mais selon les analystes, ils pourraient mettre en veilleuse leur rivalité historique pour épargner à leur pays un scénario à l'espagnol, où il s'avère impossible de former un gouvernement plus de dix semaines après des élections qui ont fragmenté le paysage politique.

En fait, Fine Gael et Fianna Fail, ne se distinguent guère en termes idéologiques. Tous deux de centre droit, ils prônent à peu près les mêmes mesures économiques et sociales.

Leur rivalité trouve sa source dans la guerre civile irlandaise (1922-23), qui a suivi la signature du traité anglo-irlandais de 1921 mettant fin à la guerre d'indépendance pour donner naissance à l'Etat libre d'Irlande.

Le Fianna Fail, ou «guerriers de l'Irlande», y était opposé car il aboutissait à la partition de l'Irlande, avec le nord de l'île qui restait dans le giron britannique.

Le Fine Gael, ou «tribu des Irlandais», est lui une émanation du groupe qui a soutenu ce traité.

Le Fianna Fail, fondé par Eamon de Valera qui dirigea six gouvernements avant de devenir président de 1959 à 1973, devient la première force politique du pays. Une position qu'il occupe jusqu'à la gifle électoriale de 2011, en pleine crise économique, où il n'a obtenu que 20 sièges de députés.

C'est le Fine Gael qui en tire parti, reprenant le pouvoir dans une coalition formée avec les travaillistes.

Mais après les dernières législatives qui ont vu une grande partie des Irlandais se tourner vers les candidats indépendants et les partis anti-austérité, aucun des deux n'est en position de former un gouvernement stable sans l'aide de l'autre.

«Qu'ils se mettent au lit ensemble!»

Les appels se multiplient pour qu'ils fassent taire leur fierté et mettent fin à «un siècle de guerre civile politique».

Dès dimanche, le Sunday Independent les a appelés à écouter «la volonté des électeurs». «Il est temps pour ces deux partis nés de la Guerre civile de ne plus s'accrocher à leur passé et de montrer qu'ils sont capables de se renouveler et de travailler au bien commun», a plaidé le journal.

Pour le Fianna Fail, une éventuelle alliance risque d'être plus difficile à digérer. «Le Fianna Fail a le sentiment d'être le parti naturel de gouvernement, d'être le parti dominant», constate Gail McElroy, professeur de sciences politiques au Trinity College de Dublin. «S'il entre au gouvernement avec le Fine Gail, c'est l'abandon de ce rêve».

Pour Eamon O Cuiv, numéro deux du Fianna Fail et petit-fils de Valera, un accord avec le Fine Gael reviendrait aussi à briser une promesse de campagne et à s'aliéner son noyau fidèle de soutiens et de militants. «Les militants qui travaillent dur pour le parti... ils pensent qu'on est totalement incompatibles avec le Fine Gael», dit-il.

Une alliance transformerait les deux partis et bouleverserait le paysage politique irlandais.

Elle offrirait aussi un avantage stratégique au parti nationaliste de gauche Sinn Fein. L'ancienne vitrine politique de l'Armée républicaine irlandaise (IRA) deviendrait le premier parti d'opposition du pays après avoir gagné des points avec son programme anti-austérité.

Son leader, Gerry Adams, qui veut pousser son avantage, les appelle donc à se marier. «Ce sont des partenaires naturels, ce sont des frères siamois, ils devraient se mettre au lit ensemble», a-t-il déclaré.