Le 30 mars, tous les yeux seront tournés vers Hénin-Beaumont, une ville ouvrière du nord de la France qui risque de basculer dans le camp de l'extrême droite aux élections municipales. Le Front national n'a pas remporté de mairie depuis plus de 15 ans. Pourquoi Hénin-Beaumont, qui a toujours voté à gauche, se jetterait-elle dans les bras du Front national? La Presse a été sur le terrain.

Le vieil homme entrouvre sa porte, méfiant. Son chien, un berger allemand, grogne en retroussant ses babines.

Steeve Briois, tout sourire, n'a pas besoin de se présenter. Tout le monde le connaît à Hénin-Beaumont. Depuis 1995, il siège dans l'opposition au conseil municipal. En 19 ans, il n'a pas connu une seule défaite. Il est avec le Front national (FN), le parti d'extrême droite qui a le vent dans les voiles non seulement en France, mais aussi à Hénin-Beaumont, une terre ouvrière qui a toujours voté communiste ou socialiste.

Steeve Briois est partout: au marché, dans les commerces, dans la rue. Il serre les mains des hommes, embrasse les femmes, pince les joues des bébés, connaît les gens, leurs problèmes, leur désespoir face au manque de travail. Il ratisse le terrain depuis 20 ans.

Le vieil homme laisse sa porte entrouverte et secoue la tête en tirant sur le collier de son chien qui laisse s'échapper quelques jappements plaintifs. «Il n'y a plus rien ici, dit-il, c'est mort, mort, mort.»

Steeve Briois l'approuve. Les mines, qui faisaient vivre la région depuis toujours, ont commencé leur déclin dans les années 60. De 200 000 mineurs au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, il n'en restait plus un seul en 1990*. De nouvelles entreprises ont essayé de prendre le relais, mais plusieurs ont fermé leurs portes.

Un adulte sur cinq est au chômage. Parmi eux, 25% n'ont pas travaillé depuis deux ans. Un ménage sur quatre vit de l'aide sociale*. Hénin-Beaumont souffre. La ville ressemble à une cité industrielle de la fin du XIXe siècle, avec ses maisons basses et ses façades noircies. Hénin-Beaumont est située dans le nord de la France, dans le Pas-de-Calais, au coeur du pays des Ch'tis rendu célèbre par le film Bienvenue chez les Ch'tis.

Une gigantesque église de style byzantin écrase le centre-ville. Elle est fermée depuis quelques années. Sa façade s'effrite. La ville n'a pas d'argent pour la restaurer.

Un centre commercial a ouvert ses portes à la sortie de la ville, avec ses Ikea et autres grandes surfaces. Le centre-ville d'Hénin-Beaumont a été cannibalisé par ce géant. Il agonise. Quelques commerces survivent, les cafés vivotent, les restaurants en arrachent. Seules les pompes funèbres fleurissent. La mort ne chôme pas, elle.

Fief de Marine Le Pen

Briois salue le vieil homme qui lui promet de voter pour lui. Il sonne à une autre porte. Un homme dans la quarantaine, le visage usé, jette un regard hostile à Briois, puis claque la porte en marmonnant: «Non merci».

Briois hausse les épaules. Il n'a pas que des amis à Hénin-Beaumont, même si le Front national a obtenu 55% des voix aux législatives de 2012. Hénin-Beaumont est le fief de la charismatique chef du Front national, Marine Le Pen, qui a siégé avec Briois au conseil municipal de 2007 à 2011.

Début quarantaine, Briois a la dégaine d'un sportif: ventre plat, épaules larges et musclées. Yeux bleus, cheveux ras, il a un sourire désarmant qu'il utilise pour charmer les électeurs. Il avait 15 ans quand il a entendu pour la première fois Jean-Marie Le Pen, fondateur du FN et père de Marine, dans un débat télévisé.

«Il m'a séduit, explique Briois. Même si tout le monde était contre lui, il défendait ses idées. Je l'ai trouvé très fort. C'est là que le déclic s'est fait.»

Avant de plonger dans la politique, Briois accumulait les petits boulots: commis dans une agence de voyages, vendeur itinérant pour une entreprise de câblodistribution. Depuis 1995, il ne fait que de la politique. Son but: faire basculer Hénin-Beaumont dans le camp de l'extrême droite aux élections municipales du 30 mars. Mais Briois doit battre ses adversaires. Ils sont nombreux, mais divisés.

* Chiffres tirés du livre de Haydée Sabéran, Bienvenue à Hénin-Beaumont, publié à la fin du mois de février 2014.

Une gauche affaiblie

Eugène Binaisse est devenu maire d'Hénin-Beaumont par hasard. Dans son bureau aux boiseries sombres et au plafond cathédrale, il boit son café à petites gorgées, entouré de ses plus proches collaborateurs, dont sa fille, conseillère municipale, et son gendre, directeur de sa campagne électorale.

Le 7 avril 2009, le maire socialiste Gérard Dalongeville, qui régnait sur la ville depuis huit ans, est arrêté par la police et accusé de détournements de fonds, favoritisme, faux et usage de faux. Sa gestion de la ville a été désastreuse: les impôts ont grimpé de 45%, et le déficit a explosé.

Le maire qui lui a succédé, un socialiste, a eu un malaise cardiaque 10 mois après son élection. Binaisse, qui était en politique depuis à peine un an, l'a remplacé au pied levé. D'adjoint, il est devenu maire d'une ville traumatisée par le scandale Dalongeville et criblée de dettes.

Le maire se défend

Binaisse a 74 ans. Petit, cheveu clairsemé. S'il est élu, il aura 80 ans à la fin de son mandat. Trop vieux?

«Le Pen se présente et il a 86 ans! proteste-t-il. On a des arbustes qui plient et des chênes qui restent droits.»

Binaisse se défend contre les attaques de ses adversaires. «J'aurais dû ouvrir un cahier et prendre en note toutes les bêtises qu'on m'a lancées: maire d'opérette, incompétent.»

Il oublie quelques «bêtises»: son inexpérience et son manque d'autorité. Son équipe est divisée. Son adjoint, George Bouquillon, s'est rebellé et il a entraîné dans sa mutinerie 12 des 28 conseillers du maire. Il se présente contre Binaisse aux élections municipales.

«Bouquillon est un enfant extrêmement turbulent qui aurait mérité quelques fessées», dit le maire qui a été principal de collège avant de tâter de la politique.

Avec le scandale Dalongeville, la défection de Bouquillon et un maire vieux et dépassé, les socialistes en arrachent. Les électeurs d'Hénin-Beaumont ont le choix entre l'extrême droite incarnée par Steeve Briois et la gauche divisée et discréditée.

Si Briois est élu, Hénin-Beaumont va rompre avec une tradition de gauche vieille de 70 ans.

Le FN «dédiabolisé»

En France, les yeux sont tournés vers le Front national (FN) qui n'a pas remporté de mairie depuis 1997.

Hénin-Beaumont est une ville ouvrière du Nord acquise depuis toujours à la gauche. «Si le Front national l'emporte le 30 mars, ce sera une très belle prise de guerre, affirme Nicolas Lebourg, historien spécialiste de l'extrême droite. Hénin-Beaumont, c'est le grand test. Le FN travaille cette ville depuis des années. On va voir si ça donne des résultats.»

Pour Marine Le Pen, chef du FN, l'enjeu est important. «Si elle rate son coup aux municipales, elle handicape ses chances pour la présidentielle de 2017», croit Lebourg.

«Le Front national veut prouver qu'il est un bon gestionnaire et qu'il peut s'occuper des crèches et des écoles. Depuis l'arrivée de Marine Le Pen en 2011, le parti a essayé de "dédiaboliser" son image, l'image de la bête immonde.»

Une «bête» obsédée par la sécurité, les immigrants, le contrôle des frontières.

Le FN voudrait gagner quatre ou cinq municipalités: Fréjus, Brignoles, La Seyne-sur-Mer, Carpentras, des villes du Sud, où le parti est plus solidement implanté.

Hénin-Beaumont, c'est la ville du Nord, le fief ouvrier, la citadelle de gauche que la droite voudrait conquérir. Pourquoi le Front a-t-il des chances d'arracher cette ville?

«La principale raison, c'est le vide en face, explique Haydée Sabéran, journaliste à Libération qui vient de publier le livre Bienvenue à Hénin-Beaumont. S'il y avait une figure rassurante à gauche, le Front national ne ferait pas un tel score. L'effondrement de l'emploi, l'insécurité sociale et la peur du lendemain expliquent aussi la popularité du FN. Sans oublier le militantisme acharné de Steeve Briois et le travail de sape du maire socialiste Gérard Dalongeville qui a discrédité la gauche.»

Mais attention, prévient Haydée Sabéran, Hénin-Beaumont n'est pas une ville de «petits Blancs racistes». «Les gens sont attachés à Steeve Briois.»

La ville vit un tel désarroi que ses habitants sont prêts à essayer l'extrême droite. Et à trahir la gauche qui les a tant déçus.