Officiellement, Donald Howard Heathfield s'est éteint à l'âge de 7 semaines en 1962 et a été enterré à Montréal. Officieusement, ce poupon n'est jamais mort. Dans un scénario typique de la guerre froide, un officier des services secrets russes en poste à Montréal l'a ressuscité pour attribuer son identité à un superagent infiltré aux États-Unis avec sa femme, elle aussi espionne. Incursion en compagnie de trois ex-agents du Service canadien du renseignement de sécurité dans l'univers des «illégaux» de Moscou, ces anti-James Bond qui naissent dans les cimetières.

«Histoires de fantôme», c'est le nom de code de l'opération du FBI de neutralisation du réseau d'espions illégaux russes. Ambiance d'Halloween de circonstance, car une partie de cette histoire est liée à un acte de décès et à une petite tombe du cimetière jardin Urgel Bourgie à Saint-Laurent. C'est là que repose depuis 1962, aux côtés de ses grands-parents, le vrai Donald H. Heathfield.

Deux ans après que les faits eurent été révélés, David, son frère aîné, n'en revient toujours pas. «Cette histoire insensée a été un choc pour notre famille», convient-il. Même stupéfaction chez sa mère et sa tante, jointes par La Presse.

L'usurpateur russe, agent secret de profession, sa femme et les neuf autres membres de leur réseau ont été arrêtés en 2010 par le FBI puis expulsés vers la Russie.

Le vrai nom de l'agent était Andreï Bezroukov. Jusqu'à ce qu'il soit démasqué à la suite de la trahison d'un officier de renseignements russe, ce diplômé des universités de Toronto et Harvard était consultant, spécialiste en prévision stratégique pour Global Partners. Cette firme spécialisée dans le développement des affaires est établie à Cambridge, dans le Massachusetts, sa ville de résidence. Il connaissait Paris par coeur. Il menait une vie normale, aux antipodes des cascades de l'agent 007.

«Nous ne sommes pas dans un film d'action. Si on se comporte comme James Bond, on ne tiendra pas plus d'une journée avant d'être repéré», a-t-il dit récemment au magazine Rousski Reporter.

Sa femme, Elena Vavilova, rebaptisée Tracey Lee Ann Foley, disait aussi être née à Montréal en 1962, être diplômée de l'Université McGill et avoir vécu en France et en Suisse. Elle travaillait comme agente immobilière, mais organisait aussi à l'occasion des voyages pour amateurs de vin en France. Ses ex-collègues avaient remarqué son anglais aux sonorités particulières, mais surtout son bel accent français.

Ces deux faux Canadiens nés de l'imagination du SVR (le service de renseignement extérieur russe, qui a succédé au premier Directoire du KGB en 1991) étaient naturalisés américains, parlaient français et anglais couramment et habitaient une maison acquise pour 790 000 $US.

Le «but» de leur mission était de «découvrir et accroître des liens dans les milieux politiques et d'envoyer les informations collectées au Centre [surnom du QG du SVR à Moscou]», tel qu'il est écrit dans un message codé intercepté par le FBI. Ils s'intéressaient entre autres à la CIA et au programme nucléaire américain.

Le mensonge était si bien gardé que leurs deux enfants de 16 et 20 ans, nés à l'étranger et qui fréquentaient une école française, n'ont découvert la vérité sur l'origine de leurs parents et leur vrai métier qu'après leur arrestation. «Nous avons passé le premier mois à parler de la vie et de l'histoire, raconte l'espion. Je pense qu'ils ont fini par comprendre pourquoi nous avions fait cela.» Mais il convient que les enfants ont vécu un vrai choc et que leur intégration à la société russe est laborieuse.

Des caméléons

Cette famille résidait tranquillement depuis 1999 aux États-Unis, mais l'espion garde le secret sur leur affectation précédente. Le Canada? Possible, d'autant plus qu'un Donald Howard Heathfield a été diplômé de l'Université York de Toronto en 1995. Et Montréal a toujours été une pépinière notoire d'espions soviétiques puis russes. Son statut de ville bilingue et sa proximité avec les États-Unis en font un lieu de choix.

Un autre membre du réseau avait obtenu un vrai passeport canadien au nom de Christopher R. Metsos, enfant mort à l'âge de 5 ans au début des années 90. Ce ne serait qu'une de ses 11 identités recensées par le FBI dans l'avis de recherche concernant cet espion!

C'étaient des «illégaux», dans le jargon de l'espionnage, la crème de la crème, disent certains, même si plusieurs tentatives d'infiltration d'illégaux au Canada ont tourné à la débandade.

Ces espions illégaux n'ont rien à voir avec leurs homologues qui sont postés «officiellement», et pour une période limitée, sous couverture diplomatique dans des ambassades ou consulats. En cas d'arrestation, l'espion illégal ne jouit pas non plus de l'immunité diplomatique. Il est un investissement à long terme, immergé pendant de longues années dans le pays cible sous une identité volée. C'est un comédien qui finit par être totalement habité par son personnage.

«On ne peut pas utiliser notre langue d'origine, même à la maison, précise Andreï Bezroukov. On doit toujours garder la maîtrise de soi-même. Mais après quelques années de travail, cela devient tout à fait naturel. On finit même par rêver dans d'autres langues.»

Le SVR lui avait construit une «légende», c'est-à-dire une histoire personnelle totalement inventée ou empruntée.

«Le Canada, et le Québec en particulier, est l'endroit propice pour bâtir un [faux] historique, créer des légendes, explique Raymond Boisvert, ex-directeur adjoint du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS). D'abord, le passeport canadien est idéal pour voyager dans le monde [même les tueurs du Mossad l'ont utilisé]. D'autre part, il n'y a rien d'étonnant pour un Canadien de se trouver aux États-Unis pour le travail ou les loisirs. Ce qui est plus préoccupant, c'est que le Canada est perçu comme un maillon faible en matière de protection des documents, en raison notamment du manque de coordination entre les provinces. Il y a une multitude de registres des naissances. Nous sommes vulnérables entre autres parce que les agences ne peuvent pas croiser leurs informations en raison des mécanismes de protection de la vie privée.»

Le bébé transformé en espion était né le 4 février 1962 à Montréal. Il est mort sept semaines plus tard, le 22 mars, lit-on dans un avis de décès publié par le Montreal Star et retrouvé par La Presse. Sa famille habitait dans l'ouest-de-l'Île avant de déménager dans les années 70 à Burlington, où son père Howard William est mort le 23 juin 2005 à l'âge de 70 ans. Le FBI a trouvé son avis de décès, ainsi qu'un acte de naissance du bébé, dans le coffre de sûreté du couple d'espions.

Dans les cimetières

Voler l'identité d'un bébé mort était une pratique courante déjà au temps du KGB. C'était le travail de l'officier chargé de la «ligne N» (nom de code de la section des espions illégaux au sein du service d'espionnage) en poste dans la représentation diplomatique locale. Au consulat de Montréal, par exemple. «En général, c'était un vice-consul», explique un ex-agent du SCRS spécialisé dans le contre-espionnage soviétique puis russe. «Il feuilletait les journaux et visitait les cimetières, surtout ceux abandonnés, pour recueillir des noms. Il y en a beaucoup au Québec.»

C'est ce même officier de la ligne N qui gère le réseau local d'espions illégaux. «Il leur fournit un soutien opérationnel et financier, mais leurs rencontres sont rares. Les illégaux se rapportent directement au Centre.»

L'expert Michel Juneau-Katsuya, qui a fait carrière au SCRS, se souvient du cas d'un généalogiste de Hudson qui avait fourni à un agent du KGB, officiellement en poste à l'Organisation de l'aviation civile internationale à Montréal, le dossier complet d'un bébé mort du secteur. «L'espion avait tous les documents et les informations nécessaires pour créer une fausse identité.» L'espion a été expulsé et le nom du bébé signalé partout, notamment à Passeport Canada, à titre préventif.

Raymond Boisvert se questionne encore sur l'utilité des espions illégaux et du piètre rendement de l'investissement, si l'on compare avec le cyberespionnage, autrement plus efficace pour voler des secrets gouvernementaux, économiques ou commerciaux. «Les Russes investissent encore énormément pour accroître leur réseau d'illégaux. Sauf qu'au XXIe siècle, il y a des procédés tellement plus efficaces et sûrs pour chercher des renseignements sans être obligé de monter ce genre d'opération à long terme. Il n'y a qu'à fouiller sur l'internet!», souligne-t-il.

Cette pratique digne des grandes heures de l'URSS serait avant tout culturelle, une fascination pour les renseignements obtenus clandestinement. «Les dirigeants russes sont tous des anciens du KGB qui adorent le jeu d'espionnage parce qu'ils pensent que c'est LE moyen pour démontrer leur force.»

Honneurs

Sitôt arrivés à Moscou après leur expulsion, Andreï Bezroukov et ses collègues ont reçu les plus grands honneurs de leur gouvernement. La plupart ont été recasés. Bezroukov a été nommé conseiller spécial du président de Rofsnet, magnat russe du pétrole.

Sous l'ère soviétique, ces 11 espions auraient été critiqués pour l'échec de cette mission, constate Raymond Boisvert. «Avec Vladimir Poutine aux commandes, au contraire, on les utilise pour la propagande, on souligne les efforts qu'ils ont déployés.»

Dans l'entrevue accordée récemment à Rousski Reporter, Bezroukov insiste sur l'aspect «patriotique» et même «romantique» de sa mission. Il se voyait plus comme un agent de renseignements que comme un espion, au service de son pays considéré comme «négligeable» par les Américains depuis la chute de l'URSS. «Ils ont quand même trompé leurs proches et même leurs enfants durant une longue période, réplique Raymond Boisvert. Ils travaillent pour des organisations non démocratiques qui ne suivent aucune règle et font partie d'une société de plus en plus autoritaire. J'ai de la difficulté à être sympathique à leur argument voulant qu'il s'agisse d'un duel espion contre espion.»

Photo fournie

Andreï Bezroukov, vrai espion mais faux Donald Howard Heathfield.

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L'illégal de la rue Saint-Jacques

Il se disait photographe et consultant. C'était aussi un grand voyageur. On retrouvait sa trace en Irlande et dans l'ex-Yougoslavie, notamment. Son dernier domicile connu était un modeste appartement dans un immeuble minable de la rue Saint-Jacques Ouest, près de l'autoroute Décarie.

Paul William Hampell, colosse de 1,90 mètre, prétendument né le 11 décembre 1965 à Toronto, était un «illégal » qui possédait un passeport canadien et un permis de conduire de la SAAQ obtenus «légalement». Il se trouvait au Canada depuis au moins 1995. Il était aussi soi-disant l'auteur d'un livre de photos intitulé My Beautiful Balkans, dont La Presse a obtenu un exemplaire. Il s'agit certainement d'une fabrication du service de renseignement extérieur (SVR) pour parfaire sa légende.

«Un homme aux multiples talents», se contente de dire Raymond Boisvert, ex-directeur adjoint du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS). Son épopée montréalaise s'est achevée le 14 novembre 2006 à l'aéroport Trudeau. Les agents du SCRS et de la GRC ont attendu qu'il ait enregistré ses deux valises puis soit passé sous le portique de détection au point de fouille pour lui passer les menottes.

L'homme transportait sur lui l'attirail du parfait espion: son faux acte de naissance, une quinzaine de cartes bancaires, trois cellulaires, cinq cartes SIM protégées, une radio à ondes courtes et deux appareils photo. Dix jours plus tard, Hampell a été expulsé en toute discrétion vers la Russie. Son «contrôleur» (officier traitant) montréalais subira le même sort quelque temps plus tard. En 1996, le SCRS avait découvert et fait expulser un couple d'espions illégaux russes, les «époux Lambert», qui avaient usurpé l'identité de bébés morts dans les années 60.

Photo archives Fabrice de Pierrebourg

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Messages codés et échange de sacs

«Excusez-moi, est-ce que nous ne nous serions pas déjà rencontrés à Bangkok en avril de l'an dernier ? »

« Je n'en sais rien à propos d'avril, mais j'étais en Thaïlande au mois de mai cette année. » Comme dans les films, c'est grâce à ces phrases codées qu'un des membres du réseau et un émissaire du SVR devaient s'identifier lors d'une rencontre à New York.

Ils échangeaient aussi des informations avec leur officier traitant (handler) en se croisant dans un escalier pour s'échanger furtivement des sacs identiques et continuer leur chemin (brush pass ou flash meeting).

Ils pouvaient aussi déposer des documents dans une cache, dite «boîte aux lettres morte». Le faux Donald H. Heathfield et les autres membres du réseau communiquaient aussi avec le quartier général du SVR, à Moscou, en utilisant soit les radios à ondes courtes, soit la stéganographie, procédé qui consiste à cacher des données cryptées dans une image sur un site web accessible à tous.