«Je me suis levé et Breivik était devant moi. Je l'ai vu viser vers moi. Pendant une seconde, j'ai accepté la mort. Et puis, je ne sais pas pourquoi, j'ai commencé à nager avec les deux petits garçons.»

Celui qui parle s'appelle Bjørn Ihler. Il a 20 ans, c'était son troisième été à Utøya, île où avait lieu le camp d'été des jeunesses travaillistes. Les deux garçons sont des enfants de 8 et 9 ans qui étaient dans l'île avec leurs pères, un policier et un agent de sécurité, deux papas tués par Breivik, au tout début du massacre.

L'histoire de Bjørn, c'est l'histoire d'un survivant qui s'est occupé de ces deux enfants jusqu'à leur arrivée à la terre ferme, sains et saufs. Ensemble, ils se sont cachés dans la forêt, dans l'eau, sur les rives, ont tout fait pour fuir le tueur. À un certain moment, Breivik les avait devant eux, dans le lac. Il tirait.

«Comment avez-vous survécu, alors? Parce qu'il ne visait pas bien?», lui ai-je demandé.

Oui, c'est pas mal ça, a-t-il répondu.

«Je suis resté avec les garçons jusqu'à ce qu'ils retrouvent leur mère, sur la terre ferme, explique le survivant. J'y étais. Un moment d'une intensité inouïe.»

Je rencontre Bjørn dans un restaurant américain du centre d'Oslo. Il me fait penser à l'acteur Owen Wilson avec ses cheveux blonds un peu longs et ses yeux bleu scandinave. Il a son Mac sur la table, un steak. Il est terriblement occupé. Son téléphone sonne. La veille, il a lancé une controverse en déclarant publiquement qu'il ne fallait plus jamais qu'il y ait des camps d'été dans l'île d'Utøya. L'AUF, l'organisation des jeunesses travaillistes - qui a décliné toute entrevue -, croit pour sa part qu'il faudra éventuellement reprendre le territoire, affirmer ainsi que le tueur n'aura pas eu raison de la détermination des jeunes de créer le monde égalitaire et ouvert que prône ce parti. Il faut qu'Utøya redevienne symbole d'espoir, croit-on.

«Moi, je ne vois pas comment on peut retourner là où tant de nos amis sont morts et faire la fête sur leur tombe, explique Ihler. Ce serait sympa qu'on nous demande notre avis.»

Lorsque je lui demande si des amis proches sont morts, il me répond que oui. Et la conversation fait une pause.

Pour Bjørn, la tragédie a commencé comme pour bien d'autres. Il était dans le campement où on installe les tentes des jeunes participants et il a entendu des coups de feu qu'il a d'abord pris pour des feux d'artifice. Puis il a vu le tireur monter sur une butte et tuer un garçon. «C'est le premier mort que j'ai vu.»

C'est alors qu'il a couru dans le bois, où il a aperçu le gamin du policier qui venait d'être abattu. Il l'a pris sous son aile. Un autre groupe de personnes est ensuite arrivé, dont l'autre jeune garçon. Le trio ne s'est alors plus séparé, bien que poursuivi par le tueur qui affirmait être de la police, tout en tirant sur tout le monde.

Pendant des mois et des mois, Bjørn a eu des flash-back. Il en a de moins en moins, mais ce n'est pas terminé. Il est suivi par un psychologue, comme tous les survivants. En Norvège, l'importance du soutien psychologique est acceptée. Tout le monde en parle publiquement, ouvertement. Ce n'est pas tabou, explique Ihler. «Nous avons tous besoin d'aide.»

Les mots pour contrer la violence

Bjørn Ihler étudie actuellement à Liverpool, en production cinématographique. Il a aussi lancé un site web, The Center for Free and Creative Expression, où il invite tout le monde à s'exprimer, y compris ceux qui ont des opinions hors normes, comme le tueur.

«On doit écouter les gens qui ont des idées extrêmes parce que sinon, la pression monte. Il faut faire baisser la pression, laisser les idées sortir», dit-il. S'il y a une bonne chose à tirer de ce cauchemar, croit Ihler, c'est qu'il a renforcé ses convictions dans l'importance de la liberté d'expression à tout prix. «Nous devons répondre à la violence avec encore plus d'ouverture dans nos débats.»

Révolte en chanson

Émus et fortement attristés par la tragédie, les Norvégiens ont réagi massivement depuis un an, multipliant manifestations et hommages aux victimes.

En quelques semaines après la tragédie, le Parti travailliste avait recruté 10 000 nouveaux membres.

Durant le procès, le tueur a expliqué que la chanson Children of the Rainbow de l'Américain Pete Seeger était celle qu'il détestait le plus au monde parce qu'elle incarne, selon lui, le type de «lavage de cerveau marxiste» dont il accuse sa société. Des milliers de résidants d'Oslo ont alors répondu à un appel lancé sur Facebook et sont descendus dans la rue, avec le chanteur norvégien Lillebjoern Nilsen, pour entonner cet air comme un hymne à la tolérance.