L’Ukraine, le Moyen-Orient, l’Indo-Pacifique. Trois régions éloignées les unes des autres. Trois régions touchées ou menacées par des conflits. Trois régions où les États-Unis ont des intérêts. Mais l’oncle Sam possède-t-il les ressources militaires pour y intervenir en cas de surchauffe ?

Le sujet est récurrent dans l’actualité, comme le montre un reportage publié dans Le Monde le 15 janvier 2024. « Face à la multiplication des crises en Europe et au Moyen-Orient, et des tensions en Indo-Pacifique, Washington doit mobiliser ses forces sur tous les fronts, ce qui exacerbe les vulnérabilités de son appareil militaire à une période presque charnière », y lit-on.

La situation est encore plus délicate avec une division des élus au Congrès américain où les républicains sont tentés par un retour à l’isolationnisme. Les démocrates de Joe Biden peinent à faire débloquer de nouveaux fonds pour aider l’Ukraine.

PHOTO BRENDAN HOFFMAN, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Livraison d’armes américaines à l’Ukraine, le 25 janvier 2022, un mois avant le début de l’invasion russe

Cette situation au Congrès n’est qu’un élément d’une problématique complexe. D’autres facteurs s’invitent : problèmes de recrutement et de rétention, entretien onéreux du matériel très sophistiqué.

Résultat, les stratèges militaires ont abandonné l’idée de gérer deux conflits majeurs simultanément.

« L’armée américaine doit être préparée à gagner un conflit et être prête à dissuader de possibles conflits ailleurs, indique en entrevue le colonel Patrick J. Sullivan, directeur du Modern War Institute de l’Académie militaire de West Point. En vertu de cette définition, nous devons être prêts contre n’importe quelle menace d’invasion dans l’environnement actuel de sécurité mondiale. »

Coordonner les efforts du monde libre

Ce n’est pas la première fois, ajoute le colonel Sullivan, que l’armée des États-Unis fait face à de telles contraintes. « La planification de la défense est un processus hautement dynamique, dit-il. On met nos plans constamment à jour pour faire face aux menaces ou défis risquant d’émerger. »

À l’extérieur des rangs, toutefois, certains s’inquiètent face à la multiplication des lieux où ça chauffe. Car cela fait beaucoup de choses à gérer pour l’armée américaine.

Et ce n’est pas tout, observe Raphael S. Cohen, directeur du programme Stratégie et doctrine à la Rand Corporation. La collaboration entre les nombreux États en froid avec les États-Unis atteint un niveau inédit à ce jour.

« On n’a jamais vu quelque chose de cette ampleur auparavant, dit-il à La Presse. On connaît la coopération de longue date entre la Corée du Nord et la Chine. Mais la Corée du Nord envoie aussi des armes en Russie. Le Hamas coopère avec la Russie. La Chine et la Russie ont renforcé leur partenariat. Le renforcement de ces coopérations devrait se traduire par une réponse au sein du monde libre. »

Titulaire d’un doctorat en science politique et chercheur en résidence de l’Observatoire des États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand, Julien Tourreille estime de son côté que la puissance militaire des États-Unis et de ses alliés demeure supérieure. Encore faut-il qu’on s’entende pour coordonner les efforts.

« L’avantage des Américains et des Occidentaux est qu’ils ont un potentiel de puissance militaire probablement plus grand que celui de la Chine, de la Russie, de l’Iran et de la Corée du Nord réunis, dit-il. Mais encore faut-il que dans les systèmes démocratiques, le pouvoir politique et la population veuillent aller en ce sens. »

Deux théâtres, deux réalités

La question de l’Europe illustre bien la question exposée par M. Tourreille. Les analystes s’entendent pour dire que l’Europe est un territoire où dominent les armées de terre, alors que la marine et l’aviation sont omniprésentes dans l’Indo-Pacifique.

« Que les Européens prennent davantage d’initiatives sur le territoire ferait l’affaire des Américains, dit M. Tourreille. Ils comptent sur leurs alliés pour les aider. »

Le très probable candidat républicain aux présidentielles de 2024, Donald Trump, l’a rappelé en termes moins polis récemment en affirmant qu’il laisserait la Russie attaquer les pays de l’OTAN ne payant pas leur part au sein de l’alliance transatlantique. Ces propos ont incité l’eurodéputé tchèque Mikuláš Peksa à relancer la vieille idée de créer une armée européenne.

Un désengagement des États-Unis en Europe permettrait de mieux se concentrer sur la zone indo-pacifique. Mais la marine américaine doit aussi rester présente en Méditerranée pour prévenir un embrasement au Proche et au Moyen-Orient.

En décembre 2023, les États-Unis avaient deux porte-avions, plusieurs navires et des milliers de militaires en Méditerranée. Dans ce contexte, l’annonce faite le même mois de la création d’une coalition internationale incluant le Canada, en mer Rouge, pour protéger les navires commerciaux contre les attaques des houthis n’a rien de surprenant.

PHOTO HANDOUT, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Chasseur américain décollant du porte-avions USS Eisenhower stationné en mer Rouge, le 24 février dernier

Inquiétant, tout cela ? Julien Tourreille préfère parler de vigilance. La puissance, comme la présence, de l’armée américaine dans le monde demeure supérieure. Mais la montée en puissance d’États concurrents, notamment la Chine, doit être considérée par les Américains et leurs alliés.

M. Tourreille nous renvoie à une analyse du diplomate et conseiller François Heisbourg qui, dans un récent texte, appelait « Trente Paresseuses » (clin d’œil aux Trente Glorieuses) les trois décennies de posture stratégique de l’Europe après la chute du mur de Berlin.

« On s’est un peu endormis sur nos lauriers. Le réveil est un peu brutal et déstabilise, dit M. Tourreille. Mais [pour l’Occident], il reste encore des capacités. »

Sources : Le Monde, Voice of America News, Euractiv, War on the Rocks et Groupe d’études géopolitiques