(New York) De l’aveu même du défunt juge Antonin Scalia, son pilier conservateur de l’époque, la Cour suprême des États-Unis ne s’est pas honorée la dernière fois qu’elle est intervenue dans une élection présidentielle.

« Comme on dit à Brooklyn : un tas de merde », a dit le natif de New York en privé au sujet du raisonnement derrière l’arrêt du plus haut tribunal américain qui avait interrompu le recomptage des bulletins de vote en Floride et donné à George W. Bush les clés de la Maison-Blanche après l’élection présidentielle de 20001.

Responsable de ce raisonnement adopté par cinq juges nommés par des présidents républicains, dont Scalia, et rejeté par quatre juges nommés par des présidents démocrates, la juge Sandra Day O’Connor a elle-même avoué en 2013 ses regrets concernant cette intervention.

« Peut-être que la Cour aurait dû dire : “Nous n’allons pas nous saisir de cette affaire, au revoir” », a confié au Chicago Tribune celle qui s’est éteinte le 1er décembre dernier, 17 ans après sa retraite.

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L’ancienne juge de la Cour suprême Sandra Day O’Connor, en octobre 2023

Or, en 2024, ce n’est pas une seule question touchant à une élection présidentielle dont la Cour suprême pourrait se saisir, mais au moins trois :

  • Donald Trump jouit-il d’une « immunité absolue » pour les crimes présumés qu’il a commis lorsqu’il était à la Maison-Blanche ?
  • Peut-il être disqualifié de l’élection présidentielle en vertu d’un amendement remontant à la Reconstruction ?
  • Peut-il même être accusé d’avoir fait entrave à une procédure officielle le 6 janvier 2021 ?

Des questions d’autant plus périlleuses qu’elles surviennent au moment où la cote de popularité de la Cour suprême est à son plus bas, en raison notamment de décisions clivantes sur l’avortement, les armes à feu et la religion, entre autres, et de scandales mettant en cause certains juges à l’éthique douteuse, dont Clarence Thomas. Examinons ces questions de plus près.

Immunité

« Le fait que l’accusé ait été commandant en chef pendant quatre ans ne lui a pas conféré le droit divin des rois d’échapper à la responsabilité pénale qui régit ses concitoyens. »

Le 3 décembre dernier, la juge Tanya Chutkan a rejeté en ces termes la demande formulée par Donald Trump en vue d’annuler son procès fédéral pour complot postélectoral. L’ancien président prétend qu’il jouit d’une « immunité absolue » pour ses actions à la Maison-Blanche.

Le litige se retrouve aujourd’hui devant trois juges de la Cour d’appel des États-Unis pour le circuit du district de Columbia, qui entendront les arguments des deux parties le 9 janvier. Leur décision suivra peu après.

Si elle se saisit du dossier, la Cour suprême pourrait aider la cause de Donald Trump en validant sa requête ou en se prononçant seulement après l’élection présidentielle. Pour le moment, le début du procès est fixé au 4 mars prochain, mais la procédure d’appel pourrait repousser cette date de plusieurs semaines, voire de plusieurs mois.

Le Bureau du conseiller juridique du ministère de la Justice a déjà statué qu’un président en exercice ne peut faire l’objet de poursuites pénales fédérales. Mais le Ministère ne croit pas que la même immunité s’étend aux anciens présidents.

La Cour suprême aura l’occasion de se prononcer sur la question.

Éligibilité

Elle aura aussi l’occasion de trancher une question plus épineuse encore, à savoir l’éligibilité de Donald Trump à l’élection présidentielle de 2024. La Cour suprême du Colorado et la secrétaire d’État du Maine ont conclu que l’ancien président était disqualifié en vertu de l’article 3 du 14amendement de la Constitution américaine. Ce texte interdit à toute personne ayant prêté serment de soutenir la Constitution d’exercer sa fonction si elle se livre ensuite à une insurrection.

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L’ancien président Donald Trump, à Reno, au Nevada, le 17 décembre dernier

La Cour suprême, dont six des neuf membres ont été nommés par des présidents républicains, osera-t-elle disqualifier le candidat préféré des électeurs du Grand Old Party ? Selon plusieurs experts, elle évitera de se prononcer sur la question de savoir si Donald Trump a participé à une insurrection. Elle pourrait ainsi se contenter de statuer que l’article 3 ne s’applique pas au président ou que l’ancien président ne peut être disqualifié sans une loi du Congrès ou une condamnation pénale pour insurrection.

Cela dit, certains experts estiment que les juges les plus conservateurs de la Cour suprême, ceux qui font une lecture « originaliste » ou « textualiste » de la Constitution, ne pourraient arriver qu’à une seule conclusion sans trahir leur philosophie : Trump est inéligible.

Ils font notamment valoir que les auteurs de l’amendement ont bel et bien précisé dans leurs échanges qu’une condamnation pour insurrection n’était pas nécessaire à la disqualification d’une personne et que le président faisait partie des « officiers » visés par l’article 3. Ils précisent en outre que la seule définition du mot « insurrection » qui devrait guider les juges d’aujourd’hui est celle qui prévalait en 1866, année de l’adoption de l’amendement.

Prédiction : la Cour suprême refusera à Trump l’« immunité absolue » qu’il revendique dans son procès à Washington, mais reconnaîtra son éligibilité à l’élection présidentielle de 2024.

Entrave

Contrairement aux deux affaires précédentes, le dossier Fischer c. États-Unis est déjà inscrit au calendrier de la Cour suprême en 2024. Comme son nom l’indique, il ne concerne pas directement Donald Trump, mais Joseph Fischer, un ex-policier, qui figure parmi les plus de 300 personnes inculpées ou condamnées pour entrave à une procédure officielle en lien avec l’assaut du 6 janvier 2021 contre le Capitole.

En 2022, un juge fédéral nommé par Donald Trump a annulé la condamnation de Fischer. Il a conclu que la loi invoquée parmi les chefs d’inculpation retenus contre Fischer s’applique à des délits administratifs et non à l’intrusion violente des partisans de l’ancien président dans le Capitole.

Rejetée par une cour d’appel fédérale, cette décision se retrouve aujourd’hui devant la Cour suprême. Si Fischer obtient gain de cause, Donald Trump pourrait voir tomber deux des quatre chefs d’accusation qui le visent à Washington.

La décision de la Cour suprême est attendue vers la fin de sa session courante, en juin, soit quatre mois avant l’élection présidentielle.

1. Anecdote tirée de First : Sandra Day O’Connor, biographie signée par le journaliste et auteur Evan Thomas