En marge de la campagne pour les élections américaines de mi-mandat, l'université fait figure de bastion de la gauche à abattre. Et aussi de camp d'entraînement pour la relève conservatrice. Comment la droite cultive-t-elle – et radicalise-t-elle – la prochaine génération de leaders républicains sur les campus ?

PHOTO DARRYL WEBB, COLLABORATION SPÉCIALE

Costumé en George Washington, Benjamin Sparling, étudiant de l’Université du Grand Canyon, reçoit l’approbation de Charlie Kirk, le fondateur incendiaire de l’organisation Turning Point USA, durant une conférence à Phoenix, en Arizona, le 10 octobre dernier.

La droite à l'assaut des campus

Phoenix, Arizona, et Newport Beach, Californie — Si George Washington pouvait voir les États-Unis aujourd’hui, que penserait-il du pays qu’il a été le premier à présider ?

Coiffé d’une perruque blanche et revêtu d’une réplique de la célèbre redingote bleue, Benjamin Sparling, 19 ans, lance la question devant un gymnase bondé de jeunes conservateurs, à Phoenix.

« Presque tout le décevrait ! », lui répond sur scène Charlie Kirk, provoquant des éclats de rire dans l’audience.

Nous sommes à l’Université du Grand Canyon, dans la capitale de l’Arizona, sur un campus idyllique digne des séries américaines.

PHOTO LÉA CARRIER, LA PRESSE

L'hymne national ouvre le congrès régional de Turning Point USA à Newport Beach, en Californie.

À moins d’un mois des élections de mi-mandat, près d’un millier d’étudiants se sont déplacés pour écouter Charlie Kirk, le fondateur incendiaire de l’organisation Turning Point USA, puissant moteur de la jeunesse conservatrice aux États-Unis.

Au programme de la soirée : la « mutilation médicale » des enfants transgenres, le « mensonge » de la théorie critique de la race et le « fléau » de l’immigration « illégale ».

Bienvenue au cœur de la guerre culturelle qui fracture les États-Unis, sur l’un de ses champs de bataille les plus féroces.

PHOTO FOURNIE PAR DAVID N. MYERS

David Myers, professeur d’histoire émérite à l’Université de Californie à Los Angeles et directeur du Luskin Center for History and Policy

« L’université est particulièrement considérée comme une cible par la droite et l’extrême droite, une cible à abattre. Et les étudiants sont engagés dans une guerre par procuration », observe David Myers, professeur d’histoire émérite à l’Université de Californie à Los Angeles et directeur du Luskin Center for History and Policy, qui étudie les suprémacistes blancs de Californie.

40 millions de revenus en 2020

Au front de ce combat, Turning Point s’active à « instruire, former et organiser les étudiants afin de promouvoir la liberté » sur plus de 3000 campus, indique son site web. L’organisation répertorie une « liste de surveillance », accessible en ligne, pour démasquer les professeurs libéraux « radicaux » et cultive des liens étroits avec la famille Trump.

  • Des jeunes conservatatrices au congrès régional de Turning Point USA à Newport Beach

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    Des jeunes conservatatrices au congrès régional de Turning Point USA à Newport Beach

  • Des jeunes conservateurs au congrès régional de Turning Point USA à Newport Beach

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    Des jeunes conservateurs au congrès régional de Turning Point USA à Newport Beach

  • Des kiosques au congrès régional de Turning Point USA, à Newport Beach

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    Des kiosques au congrès régional de Turning Point USA, à Newport Beach

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C’est aussi l’organisation étudiante la plus importante et la plus riche du pays.

Depuis sa création en 2012, les revenus de Turning Point ont grimpé de plus de 4 millions en 2016 à près de 40 millions en 2020, dont la quasi-totalité provenait de donateurs, selon des déclarations fiscales publiques.

À sa tête, Charlie Kirk, 29 ans, est aussi le président de Students for Trump et un invité régulier sur les ondes de Fox News. Célèbre pour son style provocateur, il a remis en doute l’élection de Joe Biden et fait la promotion de théories du complot sur les vaccins contre la COVID-19.

Il aime la scène – et le public l’adore.

Comme lui, ses jeunes partisans rencontrés sur place prônent un retour du christianisme dans la politique, s’opposent farouchement à l’avortement et se posent en sauveurs d’une culture américaine à la dérive.

« J’adore Charlie Kirk. Je le suis sur tous les réseaux sociaux. Je trouve qu’il a vraiment une bonne morale, surtout en ce qui a trait à la politique », dit Cecilia Quain, 19 ans, au visage poupin.

« Ce que j’aime avec Turning Point USA, c’est qu’il donne aux jeunes conservateurs une chance d’explorer leurs convictions », lance Benjamin Sparling, flamboyant sous son costume de George Washington.

À 18, 19 ou 20 ans, bon nombre d’entre eux voteront pour la première fois le 8 novembre prochain. Ils espèrent un congrès républicain et le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche en 2024. (Le gouverneur de la Floride, Ron DeSantis, qui a interdit l’enseignement de l’orientation sexuelle et de genre dans les écoles publiques de la maternelle à la troisième année, est aussi un candidat favori ici.)

« Je crois vraiment que l’élection [de 2020] a été volée. Il y a tellement de preuves. Tout est accessible », dit Emily Morris, qui étudie l’enseignement de l’anglais. L’aspirante prof déplore que « dans les écoles publiques, on essaie de vous faire régurgiter des informations inutiles ».

« C’est pour ça que j’ai acheté ça », ajoute-t-elle, brandissant son chandail Free Thinkers, vendu au kiosque à l’entrée du gymnase à côté des t-shirts « Real Men Aren’t Women » et des casquettes « Big Gov Sucks ».

Le Parti républicain le fait bien – et depuis longtemps : entraîner et cultiver la prochaine génération de conservateurs sur les campus.

« C’est de là que sortent beaucoup de politiciens et de stratèges républicains. C’est là qu’ils ont appris à se battre », observe Eliah Bures, historien et chercheur au Center for Right Wing Studies.

Congrès tout inclus

Après l’Arizona, direction la Californie.

Plus de 200 jeunes conservateurs passent le week-end dans un chic hôtel de Newport Beach, toutes dépenses payées, à l’occasion du congrès régional de Turning Point.

L’objectif : développer leur leadership pour défendre le conservatisme à leur retour sur les campus.

Dans le hall d’une salle de réception, des étudiants en costume veston-cravate s’informent au kiosque du Leadership Institute, qui forme la relève républicaine depuis 1979. Derrière les portes, une classe attentive assiste à un cours de militantisme 101 animé par Andrew Minik, directeur régional de terrain du Comité national républicain.

Vous cherchez un moyen créatif d’engager les étudiants à l’approche de l’Halloween ? Plantez des pierres tombales sur votre campus à la mémoire de vos droits disparus ! Oh, et conseil : filmez vos vidéos en mode « paysage » plutôt que « portrait » pour augmenter vos chances d’apparaître sur Fox News.

« Pour ceux d’entre vous qui aspirent à travailler en politique d’une manière ou d’une autre, pensez à votre théoricien ou personnalité politique préféré, allez sur sa page Wikipédia, faites défiler jusqu’à sa vie universitaire et voyez ce qu’il a fait. C’est ici que votre carrière commence », exhorte avec enthousiasme Andrew Minik.

C’est vrai, les étudiants conservateurs sont en minorité sur les campus américains.

Mais ils jouissent d’un important réseau de soutien hors des murs de l’université, ce dont ne profitent pas leurs camarades progressistes.

C’est ce que démontre l’essai The Channels of Student Activism – How the Left and Right are Winning (and Losing) in Campus Politics Today, des sociologues Amy Binder et Jeffrey Kidder, publié en 2022.

PHOTO FOURNIE PAR JEFFREY KIDDER

Jeffrey Kidder, professeur à l’Université de Northern Illinois et coauteur de l’essai The Channels of Student Activism

« Il existe toutes sortes d’organisations qui injectent de l’argent dans l’enseignement supérieur pour soutenir les étudiants militants conservateurs », résume Jeffrey Kidder, professeur de l’Université de Northern Illinois.

La forme de ce soutien peut varier selon l’organisation (dons, stages, opportunités de carrière), tout comme ses objectifs (mobiliser les étudiants autour d’une cause ou recruter des jeunes prometteurs dans leurs rangs).

À quoi devrait ressembler la prochaine génération républicaine ? Ça dépend qui parle... 

PHOTO FOURNIE PAR AMY BINDER

Amy Binder, professeure à l’Université de Californie à San Diego et coauteure de l’essai The Channels of Student Activism

L’important groupe de réflexion American Enterprise Institute, par exemple, est « beaucoup plus prudent » lorsqu’il désigne les prochains leaders du mouvement conservateur, remarque Amy Binder. Des organisations controversées comme Turning Point ou Leadership Institute vont plutôt rechercher des « influenceurs très étroitement liés au trumpisme ».

Et c’est bien cette seconde catégorie qui inquiète le professeur David Myers.

« Voir une tentative de mobilisation par des groupes comme Turning Point pour trouver des soldats dans une bataille pour redéfinir la démocratie aux États-Unis, c’est terrifiant. »

Un assaut symbolique

L’assaut de la droite sur l’université n’est pas que stratégique. Il est aussi symbolique. Dans la guerre culturelle qui fait rage, l’université est perçue comme un bastion de la gauche à faire tomber.

PHOTO FOURNIE PAR ELIAH BURES

Eliah Bures, historien et chercheur au Berkeley Center for Right-Wing Studies

Selon le chercheur Eliah Bures, il existe différents moyens d’y parvenir : délégitimer, remplacer ou infiltrer. La droite l’a très bien fait avec les médias traditionnels. Il reste à voir si elle aura autant de succès avec les universités. Mais l’ambition (et les moyens) sont là.

Et c’est pourquoi il faut y prêter attention.

« Les tendances politiques sur les campus ont souvent été un baromètre de la politique américaine », souligne le sociologue Jeffrey Kidder. Pensons au mouvement contre-culturel des années 1960, porté par la jeunesse américaine, qui a transformé la société occidentale.

Soixante ans plus tard, les jeunes conservateurs tentent de se réapproprier l’étiquette de contre-culture, qui avait été si efficace à l’époque, observe Eliah Bures.

« C’est le nouveau punk, la nouvelle façon d’être avant-gardiste. L’université est un lieu naturel pour capturer cette étiquette, mais aussi l’énergie et le sentiment d’un groupe juste qui mène un combat noble contre les forces du mal. »

De jeunes électeurs démocrates

Les jeunes électeurs (18 à 29 ans) sont plus nombreux à soutenir les candidats démocrates que les électeurs plus âgés, selon le Pew Research Center. À l’approche des élections de mi-mandat, la moitié d’entre eux (55 %) préfèrent avoir un représentant démocrate plutôt que républicain dans leur district. Lors de l’élection présidentielle de 2020, la proportion des électeurs de moins de 30 ans qui ont voté pour Donald Trump était de 35 %, comparativement à 59 % pour Joe Biden. L’ancien président républicain avait gagné 8 points chez les millénariaux, par rapport à sa performance de 2016. En 2020, le taux de participation des jeunes était de 50 %, en hausse de 11 % par rapport à l’élection de 2016, selon le Center for Information and Research on Civic Learning and Engagement.

Ce reportage a été réalisé avec le soutien financier du Fonds québécois en journalisme international.

Quand la polarisation tue les débats

Los Angeles, Californie — C’était une tradition de longue date à l’Université de Californie à Los Angeles : chaque année, le club démocrate affrontait le club républicain lors d’un débat passionné, mais cordial.

« Avant 2019, il y avait un accord que nous jouions sur le même terrain », raconte Grayson Peters, un ex-membre des Bruin Democrats qui a obtenu son diplôme de l’Université de Californie en 2021.

Les débats étaient l’occasion pour les étudiants démocrates et républicains de croiser le fer pour le plaisir.

Mais le rituel est désormais chose du passé. Dans les dernières années, les tensions étaient devenues si vives entre les étudiants que certains craignaient pour leur sécurité.

PHOTO FOURNIE PAR GRAYSON PETERS

Grayson Peters, ex-membre des Bruin Democrats qui a obtenu son diplôme de l'Université de Californie à Los Angeles en 2021

Tension attention

Le climat s’est particulièrement envenimé en 2019, avec l’arrivée d’une poignée d’étudiants radicaux à la tête des Bruin Republicans. Ils ont pour leader Christian Secor, étudiant en science politique de Costa Mesa, en Californie, adepte des théories de l’extrême droite : il qualifie le fascisme d’« epic » et soutient publiquement la marche de suprémacistes blancs à Charlottesville en 2017.

En 2020, ce même Secor fonde, avec deux autres camarades, America First Bruins, qui appuie « la fermeture des frontières, la famille traditionnelle, les travailleurs américains et les valeurs chrétiennes ».

Le cas est emblématique d’une polarisation de plus en plus marquée entre les progressistes et les conservateurs dans plusieurs campus où les débats ont aussi été abandonnés, soulignent les sociologues Amy Binder et Jeffrey Kidder, qui ont coécrit The Channels of Student Activism : How the Left and Right Are Winning (and Losing) in Campus Politics Today.

« C’est un exemple clair de l’effacement de la ligne entre le courant dominant et l’extrême », remarque David Myers, professeur émérite à l’Université de Californie à Los Angeles.

« Et c’est le reflet de l’évolution du Parti républicain », ajoute-t-il.

Le 6 janvier 2021, Christian Secor fait irruption dans le Capitole avec des centaines d’émeutiers. Des images de l’étudiant, assis dans le siège de l’ancien vice-président Mike Pence, suscitent une commotion à UCLA.

Lors de son arrestation, le FBI saisit un important arsenal au domicile de sa mère : trois couteaux, une matraque, du gaz lacrymogène, des plaques balistiques et un fusil de fabrication clandestine, sans numéro de série.

Il a été condamné ce mois-ci à trois ans et demi de prison pour sa participation à l’insurrection.

Encouragés par le Parti républicain

Les étudiants sont encouragés par le Parti républicain « à devenir plus provocateurs, plus enclins à croire au Big Lie [la fausse croyance que l’élection a été volée] et à soutenir les candidats trumpistes », observe Amy Binder, professeure à l’Université de Californie à San Diego.

Un an après l’arrestation de Christian Secor, rien n’indique le retour du traditionnel débat à l’Université de Californie à Los Angeles.

Sur Twitter, les Bruin Republicans appuient Vladimir Poutine et le président brésilien d’extrême droite Jair Bolsonaro. Ils condamnent l’homosexualité et combattent « l’establishment satanique ».

PHOTO LÉA CARRIER, LA PRESSE

Oona Flood, présidente des Bruin Democrats, et Joseph Chun, vice-président externe des Bruin Democrats

Et la présidente des Bruin Democrats, Oona Flood, est claire : elle n’affrontera pas des positions aussi extrêmes. « C’est faire semblant que leurs croyances et les nôtres sont acceptables dans l’espace public. Il n’y a pas deux côtés de la médaille. Ce n’est plus le cas. »

Ce reportage a été réalisé avec le soutien financier du Fonds québécois en journalisme international.

En savoir plus
  • 35 %
    Proportion des électeurs de moins de 30 ans qui ont voté pour Donald Trump lors de l’élection présidentielle de 2020, comparativement à 59 % pour Joe Biden
    Source : Pew Research Center