(New York) Les soupçons de Kevin Riordan concernant la comptabilité de Donald Trump semblent se confirmer.

En 2019, l’expert-comptable agréé a été invité par le site d’information ProPublica à examiner des documents préparés par l’Organisation Trump concernant l’un de ses joyaux : 40 Wall Street, aussi appelé The Trump Building, une tour de 71 étages située dans le quartier financier de Manhattan.

Certains des documents avaient été présentés aux autorités fiscales de New York, et les autres, à une institution prêteuse.

« J’avais dit à l’époque qu’il semblait y avoir deux jeux de registres comptables », a rappelé à La Presse celui qui est également professeur d’immobilier commercial à l’Université d’État de Montclair, au New Jersey.

« Et je n’ai pas changé d’opinion là-dessus. Il y a quelque chose là », a-t-il ajouté, faisant allusion à une fraude possible.

Kevin Riordan a exprimé cette conviction au cours d’une semaine sombre pour Donald Trump. Lundi dernier, la procureure générale de l’État de New York, Letitia James, a présenté au juge de New York Arthur Engoron un document judiciaire contenant une lettre explosive.

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Letitia James, procureure générale de l’État de New York

Dans cette missive datée du 9 février, le cabinet d’experts-comptables Mazars USA LLP annonce à l’Organisation Trump que les déclarations financières qu’elle lui a fournies sur près d’une décennie n’étaient pas fiables. Il la presse en conséquence d’en informer tous ceux qui les ont reçues, y compris les prêteurs et les assureurs.

Trois jours plus tard, ce document a contribué à une victoire importante de Letitia James.

Le juge Engoron a décidé d’obliger Donald Trump et deux de ses enfants à témoigner sous serment dans le cadre de l’enquête civile de la procureure générale visant l’entreprise familiale (le procureur de Manhattan mène en parallèle une enquête criminelle sur le même sujet).

L’ancien président peut porter cette décision en appel, mais il doit se demander quand sa récente série d’échecs judiciaires prendra fin.

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Donald Trump, ex-président des États-Unis, en février 2021

Kevin Riordan se pose, lui aussi, plusieurs questions, dont celle-ci : comment Donald Trump parviendra-t-il à embaucher un nouveau cabinet d’experts-comptables ?

Une impression de fraude

« Disons que je dirige le cabinet comptable Kevin Riordan et que Trump m’appelle en me demandant : “Hé ! voudrais-tu être mon comptable ?” Je lui répondrais : “Eh bien, je viens de voir votre autre cabinet comptable se laver les mains et dire ni plus ni moins que je ne peux pas me fier à ce que vous me dites.” »

Je pense que ce sera problématique pour lui de trouver un cabinet comptable. Et s’il en trouve un, les projecteurs seront braqués sur celui-ci, sur ce qu’il dit et sur l’origine de ses informations.

Kevin Riordan, expert-comptable

En 2019, M. Riordan s’est mis à soupçonner l’Organisation Trump de tenir deux jeux de registres comptables en analysant des données concernant le 40 Wall Street, entre autres immeubles. Il a comparé les revenus, les dépenses et le taux d’occupation revendiqués par l’entreprise auprès d’une banque pour refinancer l’hypothèque du gratte-ciel avec les chiffres fournis aux autorités fiscales de New York concernant la même propriété.

L’analyse donnait à penser que l’Organisation Trump présentait deux portraits du même immeuble, l’un destiné à réduire ses impôts, l’autre destiné à faciliter l’obtention d’une nouvelle hypothèque.

Or, le 19 janvier dernier, la procureure générale de l’État de New York a précisément accusé l’Organisation Trump d’avoir recouru à un tel stratagème à grande échelle. Dans un autre document judiciaire présenté au juge Engoron, elle a notamment donné en exemple le 40 Wall Street pour affirmer que l’entreprise de l’ancien président avait « faussement et frauduleusement valorisé nombre d’actifs ».

Ainsi, en 2015, alors que son entreprise cherchait à refinancer l’hypothèque de la tour de 71 étages, Donald Trump a estimé dans sa déclaration de situation financière que la propriété valait 735 millions de dollars. Pourtant, un prêteur a conclu à la même époque qu’elle ne valait que 257 millions de dollars.

Ces sommes ont donné du poids à la théorie de Kevin Riordan.

« Je n’avais jamais vu son évaluation réelle de 40 Wall Street », a-t-il dit avec une pointe de regret dans la voix.

Un passage confondant

Cependant, énoncer une théorie ou formuler une accusation est plus facile que de l’étayer avec des preuves justifiant une inculpation ou une condamnation, surtout dans le domaine complexe et subjectif de l’immobilier commercial.

Le groupe Mazars a d’ailleurs fourni à l’Organisation Trump un moyen de se défendre dans sa fameuse lettre du 9 février dernier.

Pour justifier sa décision de désavouer la comptabilité de son client sur une période allant du 30 juin 2011 au 30 juin 2020, il invoque notamment sa propre enquête et des « informations reçues de sources internes et externes ».

Puis, il ajoute cette phrase en apparence contradictoire : « Bien que nous n’ayons pas conclu que les différents bilans, dans leur ensemble, contenaient des irrégularités notables, étant donné les circonstances, nous pensons que notre conseil de ne plus vous fier à ces documents financiers est justifié. »

Les avocats de Donald Trump ont vite sauté sur cette référence à une absence d’« irrégularités notables » pour dire que l’enquête de la procureure générale était devenue inutile.

Le même passage a confondu Kevin Riordan, de même que de nombreux autres experts.

« Je ne peux pas l’expliquer, a-t-il dit. S’il n’y a pas d’irrégularités notables, d’un point de vue comptable, cela signifie que les chiffres sont assez précis. Mais si vous me dites que je ne peux pas me fier aux chiffres, cela veut dire qu’il y a des irrégularités notables. Je ne comprends pas. Ça me coupe le souffle. »

Autre source d’ébahissement : la décision même de Mazars de larguer son client.

« Je n’ai jamais vu quelque chose de semblable », a déclaré Kevin Riordan. Puis, se mettant dans la peau d’un investisseur, il a ajouté : « Si un emprunteur venait me dire de ne plus me fier aux chiffres qu’il m’a fournis, je serais bouche bée. »

Kevin Riordan et tous les autres qui s’intéressent à cette histoire n’en sont peut-être pas à leur dernière surprise.