Les États-Unis sont secoués d’un bout à l’autre depuis la mort de George Floyd aux mains de la police de Minneapolis. Notre chroniqueur est allé faire un tour dans le Sud pour faire un état des lieux. Première étape : Charlotte, en Caroline du Nord.

(CHARLOTTE) Mercredi après-midi, dans la moiteur de cette ville du Sud, je marchais avec ce jeune couple et ses deux enfants, 3 et 7 ans, à la recherche de la manifestation.

« L’aîné, je ne lui ai pas montré la vidéo [du meurtre de George Floyd], mais je lui ai expliqué que la police pourrait ne pas le traiter de la même manière parce que nous sommes noirs, me dit la mère. Il était choqué. Mais quand vous élevez des garçons noirs, vous êtes inquiet, vous devez les mettre en garde. J’ai peur pour eux. »

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Une femme s’adresse à d’autres protestataires rassemblés le 30 mai dernier à Charlotte, en Caroline du Nord, où les manifestations quotidiennes contre les inégalités raciales et la brutalité policière se succèdent depuis plus d’une semaine.

Ça vous dit l’atmosphère des manifestations quotidiennes dans la plus grande ville de Caroline du Nord. Pas de couvre-feu. À peine quelques vitrines cassées il y a six jours. Une foule très « milléniale », de toutes les couleurs, qui se promène en rond dans le centre-ville, jusqu’à l’épuisement, passé minuit.

Tiens, un policier blanc au premier rang, sans casquette, sans masque et sans gants. Pour un peu, on croirait que la pandémie a été annulée. L’État est en « phase II » de déconfinement, malgré une certaine recrudescence. On dénombre officiellement 30 000 cas, 1000 morts, pour une population de 10,5 millions d’habitants.

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Des manifestants dans les rues de Charlotte, en Caroline du Nord, mercredi

Charlotte, 15e ville américaine, est comparable à Montréal : 1 million d’habitants; près de 3 millions dans l’agglomération.

C’est une des villes qui croît le plus vite au pays, une des plus jeunes aussi. Autre ressemblance : on dirait que la ville entière est un chantier de construction.

Signes de prospérité et de respectabilité dans ce pays, la ville a son équipe de football de la NFL et de basket de la NBA – les Hornets, propriété de Michael Jordan, qui a grandi et fait sa carrière universitaire en Caroline du Nord. Non négligeable : c’est le centre nerveux du NASCAR, seul sport ayant repris ses activités aux États-Unis. Il y a deux semaines, devant les 167 000 sièges vides de la piste de Charlotte, la saison a été lancée…

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Il y avait donc le capitaine Brad Koch, sans casquette, sans masque, qui marchait avec la foule sur le boulevard Martin Luther King, au milieu de pancartes disant « Fuck the police », « I can’t breathe » ou « No justice, no peace ».

« Il ne marche pas avec nous, il nous surveille », corrige Joshua Ansari, alias DJ Mowglibeatz. Il vient de prendre le capitaine par les épaules pour lui dire des trucs à l’oreille. Il m’explique qu’il lui a dit de ne pas envoyer des gaz lacrymogènes sans raison, comme l’autre soir. Mowglibeatz recueille des dons et achète des bouteilles d’eau, qu’il distribue à tout le monde. Les nuits sont chaudes et on marche pendant des heures, personne ne refuse sa bouteille. On jase un peu, il me serre dans ses bras, repart donner des bouteilles. Je m’approche du policier.

« Vous avez vu la vidéo ?

— Oui, c’est horrible. Ces policiers ont sali notre profession et tous les hommes. »

Il me dit que son frère est mort d’un cancer récemment et qu’on n’a qu’une vie pour « faire une différence ». Et, surtout, que la police a « tiré les leçons de 2016 ».

En septembre cette année-là, Keith Lamont Scott a été abattu en plein jour à Charlotte sous les yeux de sa femme qui filmait la scène et suppliait les policiers de ne pas tirer. Un policier noir a tiré, Scott est mort, il n’y a pas eu d’accusation. Apparemment, il avait une arme.

Des manifestations ont éclaté, vite réprimées à coups de gaz lacrymogènes. Un couvre-feu à 18 h a été décrété. Les images ont fait le tour des États-Unis. Mais trois jours plus tard, c’était terminé.

Cette année, 10 jours plus tard, ça continue.

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Kristie Puckett Williams apostrophant le capitaine Brad Koch

Kristie Puckett Williams vient apostropher le policier Brad Koch pendant qu’on se parle. Les deux se connaissent. Elle milite à l’Union pour les libertés civiles (ACLU).

« Tu vas être plus gentille avec moi ce soir ? dit Koch.

— Je suis comme toi. Des fois, je suis gentille, des fois, je suis pas gentille. Des fois, je te donnerais des coups de pied dans les dents. Mais tu sais la différence entre toi et moi ? Entre nous tous ici dans la rue et la police ? C’est que nous, on a des valeurs. La justice. La miséricorde. C’est pour ça que tu es encore en vie. Et c’est pour ça qu’on meurt. »

Le capitaine ne bronche pas. Il continue sa marche nonchalamment devant la foule. Se met à parler dans sa radio. Et je me demande s’il donne vraiment des infos ou si c’est un truc pour avoir l’air occupé…

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Tout le monde a son histoire avec la police. Même si c’est généralement pour dire que ç’aurait pu être bien pire, qu’ils connaissent des cas plus graves.

Le pasteur Ray Shawn McKinnon, qu’on a vu dans plusieurs marches, est fier de dire qu’il est né à Greensboro, une heure et demie au nord, un des berceaux de la bataille pour les droits civiques il y a 60 ans. C’est là, en février 1960, que quatre étudiants noirs se sont installés au comptoir « pour Blancs » d’un Woolworth’s pour se faire servir un café, qui leur a été refusé. Ils sont restés sur leur tabouret jusqu’à la fermeture. Et trois jours de suite. Après quoi des centaines les ont rejoints.

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Le pasteur Ray Shawn McKinnon

« Mon frère sortait avec une fille blanche, et un jour qu’il était allé visiter ma mère à l’hôpital avec des amis, elle était venue le chercher en voiture. Ils ont été suivis par la police. Collés. Le policier a fait sortir sa blonde de la voiture. Lui a demandé à part si tout était correct, si elle avait besoin d’aide. A interrogé tout le monde dans la voiture. Une Blanche avec trois Noirs, c’était en soi un motif de suspicion. »

Sans compter que jusqu’au jugement de la Cour suprême en 1967, les mariages interraciaux (miscegenation) étaient un crime dans 16 États, dont la Caroline du Nord.

C’est souvent la prémisse d’une tragédie. Arrestation arbitraire. Humiliation. Protestation. Échauffourée. Le policier sort son arme…

Il me reçoit dans son église du South End. On est derrière ce qu’on appelait dans le Sud la « ligne rouge ». Au-delà de cette limite, la banque ne prêtait pas d’argent à une famille noire voulant acheter. Environ 300 personnes vivent autour, dans ce qui est une sorte d’enclave ouvrière pauvre qu’on dirait bientôt avalée par l’embourgeoisement. C’est Uptown qui descend, avec ses condos, son tramway flambant neuf bordé de maisons en rangée.

« Je suis arrivé ici un mois avant que Lamont Scott soit abattu, en 2016, me dit le pasteur. J’ai vu ça à la télévision, c’était plus fort que moi, je me suis précipité aux manifestations. On était repoussés de tous côtés. Je me suis juste mis à genoux. J’ai vraiment commencé à vivre ici. C’est ici que j’ai approché Dieu. Les gens ici sont bons, honnêtes presque exagérément. Ils comprennent la vie comme les gens qui n’ont jamais lutté ne la comprendront jamais. »

Ce qui se passe en ce moment dans ce pays est le fruit de son péché originel. L’esclavage. On parle de réconciliation, mais ce n’est pas possible sans la reconnaissance des torts. Sans la repentance. Le système permet à des policiers, peu importe leur race, de tuer des Noirs sans conséquence.

Le pasteur Ray Shawn McKinnon

« À Charlotte, la mairesse est noire, le chef de police actuel et le prochain sont noirs, le shérif est noir, le chef des pompiers est noir, le procureur est noir, le commissaire du comté est noir, la plupart des juges sont noirs… Mais le système est blanc. Le gouverneur est blanc. La législature de l’État est très conservatrice. »

(C’est ici en 2016 que l’État avait contrecarré un règlement municipal de Charlotte permettant l’usage des toilettes aux personnes transgenres selon le sexe auquel elles s’identifient, ce qui a entraîné une série de boycottages.)

Tout étant relatif, les responsables du Parti républicain accusent le nouveau gouverneur démocrate Roy Cooper d’être d’extrême gauche parce qu’il refuse de garantir que la cérémonie d’investiture de Trump prévue à Charlotte au mois d’août pourra accueillir les 19 000 personnes que peut contenir l’amphithéâtre des Hornets. Trump refuse une convention modèle réduit pour cause de pandémie et a annoncé qu’il irait ailleurs.

Quoi qu’il en soit, ou plutôt dans le même esprit, le mois dernier, un groupe de Blancs lourdement armés sont entrés dans le Capitole de l’État, à Raleigh, pour protester contre le confinement jugé trop sévère.

« Pouvez-vous comprendre ça ? demande le pasteur. Se rendre dans une enceinte démocratique armés, sans se faire arrêter ? Ils avaient des armes automatiques, des lance-roquettes ! Mais on a ici une loi qui permet le port d’arme si elle est visible [open carry]. Quand quatre vétérans noirs avec leur fusil se sont rendus protester en disant : “Stop killing us”, ils ont été immédiatement arrêtés. Moi, je leur dis : “Dudes, c’est vraiment pas une bonne idée de faire ça, c’est dangereux.” OK. Mais pourquoi eux sont arrêtés, et pas les autres au Capitole ? »

« On a militarisé la police. Ça représente 40 % du budget de la Ville. Au lieu d’acheter des blindés et des hélicoptères, ils devraient aider les gens. »

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Quand je suis entré au salon Cutting Company avec mon masque, le barbier Wize a regardé mon explosion capillaire comme un bûcheron devant une forêt trop sauvage.

« Tu veux quoi ?

— Quelque chose comme un compromis entre toi et moi. »

Il était chauve.

« Pourquoi Wize ?

— Parce que je réfléchis avant de parler. »

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Le barbier Wize

La télé jouait des images du quart-arrière vedette des Saints de La Nouvelle-Orléans, Drew Brees, qui vient de présenter ses excuses pour avoir dit que s’agenouiller pendant l’hymne national, comme a fait Colin Kaepernick, c’est un manque de respect pour le drapeau américain.

« Je trouve qu’il n’a pas à s’excuser. Son grand-père à la Seconde Guerre mondiale, tout ça. C’est son histoire. C’est pas la mienne. Je l’aime bien, ce gars.

« Mon histoire ? Je suis né dans le Bronx, quand ça brassait beaucoup. Un de mes amis s’est fait shooter à 13 ans. Funk. Il a survécu, je sais pas comment. Moi, j’étais gérant d’un magasin dans Manhattan avant d’être barbier. Un matin, j’ouvre la porte avec la clé, les employés sont derrière moi. Quelqu’un me plaque contre le mur, me fouille… C’étaient des policiers. Ils m’ont interrogé devant les employés. Ils m’ont dit que je correspondais à la description d’un suspect… On correspond souvent à la description.

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Wize nettoie le fauteuil pour le prochain client.

« C’est tranquille, Charlotte, je peux te dire ça. À New York, j’ai vu des policiers pourris qui pouvaient embarquer quelqu’un pour rien, juste pour qu’il parle. Mais j’ai aussi des amis policiers. Plein de policiers. Quand tu coupes les cheveux, tu reçois les banquiers, les voleurs, les policiers, tout le monde… »

Son plus vieux est dans la marine, ses trois autres garçons sont à l’université, et il en est fier.

Et s’il dit qu’il n’a plus l’âge pour les marches de solidarité, il est content de voir qu’on proteste partout dans le pays.

« Parce que là les gens voient sur vidéo ce que nous, on sait depuis toujours. »