Je vais essayer de vous impressionner en partant. Moi, là, Valérie Landry, Québécoise de souche plus ou moins gaspésienne et Guinéenne par naturalisation, 27 ans, responsable pédagogique à l'Institut français de Guinée à Conakry, devinez combien je gagne par mois? Douze millions par mois, douze.

Je savais que ça vous impressionnerait. Calmons-nous: 12 millions de francs guinéens, c'est environ 1200 euros. Mon mari comptable gagne à peu près la même chose; bref, au final, on n'est pas riches, ni pauvres, juste corrects.

Ce qui coûte le plus cher ici, c'est l'essence et les réparations de la voiture (on a une Audi 2002).

On est juste assez à l'aise pour que j'aille faire mes courses au supermarché AZ plutôt que dans les petites épiceries, où c'est bien moins cher, mais où ils ne prennent pas ma température au thermomètre infrarouge à la porte comme chez AZ. J'aime qu'on prenne ma température quand je vais acheter des bananes. Me semble que je ne pourrai plus jamais m'en passer même quand l'Ebola sera fini.

Les sorties? Aller danser, par exemple? Ce n'est pas forcément une bonne idée en ce moment, pour des raisons évidentes. Le cinéma, il n'y en a pas, ça règle la question. On va au théâtre de temps en temps, des pièces que présente l'Institut. Mon mari va au café régulièrement et j'insiste pour prendre sa température quand il revient, ben non, c'est pas vrai. Ce qui est vrai, cependant, c'est que j'insiste pour qu'il emporte sa tasse, plutôt que de boire dans les tasses du café.

Le resto? Deux ou trois fois par mois. Une folie. Si cher que c'en est fâchant parfois, 20 euros pour un plat de pâtes à Conakry, débile, je vous dis.

Ma sortie préférée, c'est d'aller à la piscine. J'y suis allée dimanche avec une amie française mariée comme moi à un Guinéen. C'est dans un hôtel (le Riviera à Taouyah), ça coûte 30 000 francs, mais quand on gagne 12 millions... On n'y est pas allées les trois premiers mois de l'épidémie, et puis bon, on se fait une raison comme pour le reste. L'eau est chlorée dans les piscines, non?

Mon mari ne m'accompagnait pas. Il n'est pas fou de la piscine, j'ose une généralité: ce n'est pas le loisir préféré des Africains. Il m'accompagne parfois, par amour, j'imagine, je plaisante, mais pas dimanche. Il ne filait pas dimanche. Il m'a dit, je ne file pas. Spontanément, j'ai mis ma main sur son front pour voir s'il faisait de la fièvre. En pensant au Grand Mal?

Justement pas. Plutôt comme une maman inquiète, bébé bobo, hon... Je vous raconte ce minuscule détail pour vous dire que, justement, on n'est pas toujours en train de penser au Grand Mal. Si j'y avais pensé, je n'aurais pas mis ma main sur son front. Remarquez, j'y ai pensé aussitôt après et j'ai enlevé ma main assez vite! Je plaisante encore, j'ai pas enlevé ma main. Les gens font beaucoup de blagues sur fond d'Ebola, pas forcément drôles. On ne rit pas parce que c'est drôle, on rit parce qu'on a peur.

On n'est pas toujours en train de parler de ça, mais des fois, on n'a pas le choix. Pour aller à mon travail - mon mari m'y dépose tous les matins - on doit traverser un quartier où il y a une caserne. L'autre matin, sur le bout de trottoir devant cette caserne, il y avait un mort, enfin je crois qu'il était mort, s'il ne l'était pas, c'est encore pire. Disons qu'il y avait un corps, les militaires se tenaient à au moins 10 pieds, j'ai dit: ils pourraient le ramasser, quand même, au moins mettre un drap dessus... Mon mari a vivement répondu: tu t'approcherais, toi? Qu'est-ce que tu crois, ils ont peur. On ne s'est pas engueulés, mais presque. Le pire, en fait, c'est qu'il était sûrement mort d'autre chose que de l'Ebola...

On n'est pas toujours en train de parler de ça, mais c'est quand même de ça que je parlais avec ma femme de ménage hier. Je lui rapportais qu'il y avait eu un premier cas à New York, un médecin blanc qui arrivait de Guinée. De Guinée, s'est-elle récriée! De Guinée! Comme si elle en portait un peu la responsabilité, et avec elle toute la Guinée. Surtout, comme si le cas de New York nous isolerait encore un peu plus en fermant un peu plus nos frontières. Un ami de mon mari disait plus cyniquement: c'est comme si on exportait de l'Ebola. Les États-Unis exportent du Coca-Cola, nous, on exporte de l'Ebola.

La peur des Américains et des Européens ne nous fait pas ricaner. C'est la même peur que la nôtre. On ne trouve pas leurs précautions démesurées pour seulement quelques cas. On dit au contraire que c'est exactement ce qu'il aurait fallu faire ici au début, quand le virus est sorti du bois... Mais en février, le reste du monde se foutait pas mal de l'Ebola... et de la Guinée, d'où l'épidémie est partie, et de l'Afrique.

Le vaccin? On sait qu'il sera bientôt prêt, qu'il sera administré en priorité - c'est normal - au personnel médical, on sait que la vaccination massive des populations n'est pas pour demain. Et maintenant, je parle pour moi: je ne m'endors pas en me demandant si le vaccin s'en vient. Et même si on me disait: Valérie, on t'a choisie comme cobaye pour tester le vaccin, je dirais non. Je ne me sens pas assez en danger pour ça.

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J'ai lu comme vous sur l'internet que tout au début, le virus de l'Ebola avait sans doute été transmis par la consommation de viande «sauvage». Surtout du singe (du chimpanzé au gorille), aussi de l'agouti, une sorte de gros rat, aussi du phacochère, un genre de sanglier. Je n'ai jamais goûté à aucune de ces bestioles, en voudrais-je que je ne saurais où trouver du singe à Conakry, pas à mon supermarché AZ, c'est sûr. De toute façon, c'est interdit, peut-être au marché noir, à la sauvette dans quelque marché de banlieue. Je ne crois pas qu'il y ait tant de Guinéens qui mangent de la «viande sauvage» hors de certaines régions éloignées. Cela n'empêche pas cette rare consommation d'être sans doute à l'origine de l'épidémie, sauf qu'à force de le répéter, on a inscrit dans les esprits que les Guinéens mangeaient du singe. Absolument pas, la très, très, très grande majorité des Guinéens préfère, comme moi, le poulet au chimpanzé.

Puisqu'on est dans les bestioles, quand j'ai dit que j'avais un chat, M. Foglia, qui relève mes propos pour cette série, M. Foglia de s'exclamer: hein! Y a des chats en Guinée? Il est bien nono. Il y a des souris en Guinée? Il y a des chats. Pour l'exotisme de la faune à Conakry, on repassera, sauf pour l'infinie variété de moustiques, et aussi des cailles qui sont nos pigeons. Paraît qu'il y a des serpents, sont formidablement discrets, je n'en ai pas vu un seul en cinq ans. Une fois, dans ma douche, un scorpion mort. C'était il y a deux ans, je ne me suis pas relavée depuis. Ben si...

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J'arrive de la pharmacie. Ah, mon Dieu non, ce n'est pas un problème de trouver une pharmacie à Conakry. Il y en a partout, c'est la façon de devenir riche ici: t'ouvres une pharmacie. Bref, en attendant mon tour à la pharmacie, j'ai pensé à vous parler d'un truc, d'une maladie très répandue chez vous (150 000 malades rien qu'au Québec), maladie qui, comme l'Ebola, n'a pas de remède, l'alzheimer. Trouvez pas que c'est plus effrayant (et plus répandu) que l'Ebola? Plus effrayant parce que les malades agonisent pendant des années. Et l'Ebola, au moins, on peut le battre en y mettant les moyens...

L'alzheimer en Guinée? Pas beaucoup. On me dit que les vieux ne vivent pas assez vieux pour l'attraper, mais je crois aussi qu'on les voit moins. Ici, les vieux sont pris en charge par la famille, s'il y a des vieux Guinéens qui souffrent d'alzheimer, c'est un ici, un autre là, pas comme chez vous, 825 d'un coup, regroupés tous ensemble dans le même camp d'internement avec des caméras et des codes pour ouvrir les portes. Les Africains trouvent effrayant que vous abandonniez vos vieux comme ça, ils disent que vous êtes des vrais sauvages.

Bon, à samedi pour le dernier volet, on parlera de la Guinée, je vous dirai pourquoi j'y reste, Ebola ou pas.

Propos recueillis par Pierre Foglia.

PHOTO FOURNIE PAR VALÉRIE LANDRY

Valérie Landry et son mari devant leur citronnier.