Les avenues verglacées de Donetsk sont déjà éteintes depuis plusieurs heures, mais les néons bigarrés du «Banana Café» grésillent encore avec insolence à travers la brume: malgré le couvre-feu, le lieu fourmille de rebelles prorusses venus boire, draguer et se battre.

Ce bar en sous-sol, ouvert 24 heures sur 24, est l'un des rares lieux de vie nocturne dans ce bastion séparatiste de l'est ukrainien, où toute circulation est en principe interdite entre 23h00 et 6h00, en raison du conflit armé qui oppose depuis des mois les rebelles prorusses de la république autoproclamée de Donetsk (DNR) aux forces ukrainiennes.

Deux garçons, vingt ans à peine, montent la garde dans l'entrée: Dimitri, gueule cassée de Sébastopol, agrippé à sa kalachnikov, et Nikolaï, un Russe à la splendide chapka grise, qui parade en gilet pare-balles nanti d'un fusil de tireur d'élite.

À chaque visiteur, une même question: «Portez-vous une arme ?»

C'est une première ce soir au «Banana Café»: plus personne n'entre kalachnikov en bandoulière ou pistolet Makarov à la ceinture. Consigne de l'état-major de la DNR.

À l'intérieur, tenue militaire pour les garçons, décolletés plongeants pour les filles. Quatre combattants partagent ennui et pintes de bière à une table. Un autre gesticule devant une jeune femme ravie, près d'un portrait géant de Che Guevara. Le rap américain cogne fort.

«On nous a donné l'ordre de sécuriser» les endroits ouverts la nuit, explique Dimitri, le portier à kalachnikov. «Et il semble que le plus problématique, ce soit ici», reprend son copain Nikolaï.

Abus d'alcool, gâchette facile: les clients de l'établissement se menacent par armes interposées «tous les deux jours» environ, affirment-ils. «Quand ils sont bourrés, ils se disputent pour savoir qui est le plus fort, le plus dur», détaille Dimitri. Personne n'a encore jamais été tué. «Mais, oui, des gens ont été blessés.»

Soirée Beaujolais nouveau

Au total, une douzaine d'hôtels, de restaurants et de clubs restent ouverts le soir à Donetsk, dont trois après le couvre-feu.

Fin octobre, un restaurant dansant où les rebelles avaient leurs habitudes a subitement fermé. Une rumeur persistante s'est propagée en ville, mêlant «verres d'alcool», «coups de feu» et «bain de sang».

Un employé monte encore la garde là-bas, devant l'étrange bâtiment aux larges baies vitrées, en forme de soucoupe volante. «On a fermé pour des raisons de sécurité», martèle-t-il l'air irrité, jurant ne se souvenir d'aucune «bagarre». Mais derrière lui, trois fenêtres au moins ont visiblement été traversées par des balles.

La DNR, elle, ne fait «pas de commentaire» sur le sujet.

L'omniprésence des rebelles la nuit peut parfois crisper propriétaires et employés. Igor, un civil rompu aux soirées de Donetsk se rappelle du jour où une serveuse a refusé de lui apporter un dernier verre peu avant 23h00, car «le barman était préoccupé» par l'horaire.

«S'il est nerveux, on peut venir lui tirer dans les genoux», a-t-il ironisé. La serveuse l'a pris au sérieux. Sa commande est arrivée dans la foulée.

Quelques lieux nocturnes ont cependant gardé leur quiétude d'avant-guerre, notamment les établissements haut de gamme, qui accueillent à bras ouverts les rebelles - toujours en treillis et jamais bien loin de leur kalachnikov.

Le troisième jeudi de novembre, comme le veut la tradition, une poignée de combattants s'est ainsi retrouvée, mêlée à la clientèle classique, dans un restaurant du centre-ville pour une soirée «Le Beaujolais nouveau».

Au menu, gelée de foie gras, plats sophistiqués et chansons en français de Danyel Gérard, Dalida et Demis Roussos. Aucun débordement.