Des journalistes d'enquête français se plaignent d'avoir été espionnés au cours des derniers mois à la demande de l'Élysée. L'entourage du président Nicolas Sarkozy, qui rejette en bloc ces allégations, entend faire appel aux tribunaux pour faire taire ses détracteurs les plus virulents, explique notre correspondant.

Claude Guéant, secrétaire général de l'Élysée, a déclaré au cours de la fin de semaine qu'il allait porter plainte en diffamation contre le site Mediapart et son patron, Edwy Plenel, qui l'a désigné comme l'instigateur de «l'espionnage tous azimuts» dont ont fait l'objet ses journalistes en raison de leur travail sur l'affaire Bettencourt. «C'est la première fois de ma vie que je porte plainte. On ne peut pas laisser dire n'importe quoi. Il y a des limites à tout», a déclaré Guéant au Journal du dimanche.

Le patron de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), Bernard Squarcini, menace pour sa part de porter plainte contre Le Canard enchaîné pour un article «grotesque» qui affirme que des agents de la DCRI sont expressément chargés de surveiller les journalistes.

Selon l'hebdomadaire satirique, le président Sarkozy a demandé «personnellement» à M. Squarcini de «mettre sous surveillance» les journalistes qui mènent des enquêtes potentiellement «gênantes» pour lui et les siens.

Le procédé a déjà été utilisé contre Mediapart et Le Monde dans l'affaire Bettencourt, a relevé Le Canard enchaîné. L'Élysée a nié formellement l'existence d'un «cabinet noir» à la DCRI.

Pas de «police politique»

Le ministre de l'Intérieur, Brice Hortefeux, maintient qu'il n'existe pas de «police politique» en France. «C'est une plaisanterie. Vous savez, la DCRI, ce n'est pas la Stasi ou le KGB», a-t-il déclaré.

Le journaliste Gérard Davet, du Monde, se dit convaincu que des «circuits courts» ont été «installés» entre l'Élysée, les services de renseignement et le système judiciaire pour «freiner les journalistes qui tentent de voir le dessous des cartes».

M. Davet, qui enquête sur l'affaire Bettencourt, a saisi la justice en septembre après avoir appris que la DCRI avait cherché à connaître ses sources pour un article jugé embarrassant par l'Élysée. Selon la plainte, un haut fonctionnaire du ministère de la Justice a été muté après l'obtention de relevés téléphoniques montrant qu'il avait été en contact avec le journaliste.

L'enquête contrevenait à la Loi sur la protection des sources, note en entrevue M. Davet, qui soupçonne la DCRI d'avoir aussi étudié ses propres relevés téléphoniques.

Les relevés du journaliste ont aussi été obtenus peu de temps après à la demande d'un procureur enquêtant sur l'affaire Bettencourt. Là encore de manière illégale, assure l'employé du Monde, qui trouve «ahurissant» d'avoir été ciblé deux fois de suite par un tel stratagème.

Récemment, M. Davet s'est aussi fait voler son ordinateur chez lui, mais il refuse pour l'instant de lier ce délit à son travail. Quoi qu'il en soit, le «climat est extrêmement malsain», résume-t-il.

Dans les dernières semaines, Mediapart et la revue Le Point ont aussi annoncé que des journalistes qui enquêtaient sur des affaires délicates s'étaient fait voler du matériel informatique.

Situation «inquiétante»

La secrétaire générale du Syndicat national des journalistes, Dominique Praladié, juge que la situation actuelle est «inquiétante». Elle déplore que ni les ministres responsables ni le président ne se soient élevés contre ces atteintes à la liberté de la presse.

«Le degré de démocratie en France passe sous le niveau du sol», dit Mme Praladié, qui est journaliste à la chaîne France 2.

Gérard Davet déplore que les dénonciations du Monde et les révélations des autres médias n'aient pas eu plus de retentissement sur le plan politique.

En Grande-Bretagne, aux États-Unis ou au Canada, les personnes responsables auraient des comptes à rendre devant une commission d'enquête et des démissions suivraient, alors que rien ne laisse présager de dénouement de ce type en France, relève le journaliste.

Il attribue cela au fait que les élus «n'assument pas leurs responsabilités» et cautionnent, ce faisant, un «système d'impunité absolu». «Il est acquis que le pouvoir sarkozyste est un pouvoir très fort qui ne rend pas de comptes», souligne M. Davet.