La Thaïlande organisait dimanche une élection sénatoriale malgré la poursuite de la crise politique et des manifestations, un scrutin clef pour l'avenir de la première ministre, que le Sénat aurait le pouvoir de destituer si les poursuites judiciaires contre elle aboutissaient.

Alors que la chambre haute du Parlement est en principe un organe non-partisan, le scrutin présente ainsi cette année un enjeu inhabituel. Car en l'absence de chambre basse, les législatives du 2 février ayant été invalidées pour cause de perturbation par les manifestants, c'est cette chambre haute qui incarne le pouvoir législatif.

Et les deux camps qui se diputent la domination de la scène politique l'ont bien compris. Les manifestants d'opposition, qui avaient empêché les législatives, n'ont ainsi pas empêché l'élection des sénateurs dimanche.

La veille encore, ils ont fait une démonstration de force, avec des dizaines de milliers de manifestants à Bangkok pour réclamer le départ de la première ministre Yingluck Shinawatra, qui jusqu'ici a résisté à des mois de pression.

Sont mis en jeu dimanche 77 des 150 sièges qui composent le Sénat (les 73 autres étant attribués par un comité de sept «sages», dont les présidents de la Cour constitutionnelle et de la commission électorale, accusés d'être, comme le reste de l'élite, opposés au clan Shinawatra).

Un des détonateurs des manifestations débutées fin 2013 était justement un projet du parti au pouvoir de transformer le Sénat en une assemblée totalement élue, ce qui aurait fait perdre à l'opposition un de ses rares leviers de pression, avec ces 73 postes attribués par ce comité réputé anti-Shinawatra.

Les manifestations mêlent en effet habitants du sud de la Thaïlande et élites traditionnelles de Bangkok, qui se présentent comme les défenseurs de la royauté. Elles sont soutenues par les élites judiciaires, dénoncent les partisans de Yingluck, qui craignent un «coup d'État judiciaire» dans les semaines à venir, pour obliger celle-ci à quitter son poste.

Le Sénat, clef si est tenté un coup d'État judiciaire 

Une large victoire des partisans du pouvoir dimanche permettrait au gouvernement de pouvoir compter sur cette désormais unique chambre du Parlement pour affronter les affaires judiciaires lancées contre elle par ses opposants, estiment les experts.

Chacun des sénateurs élus représente une des 77 régions de Thaïlande. Ce système fait que le parti au pouvoir ne pourra pas compter comme aux législatives sur son réservoir de voix dans le nord et le nord-est du pays, démographiquement majoritaire. Mais sa domination de la scène politique nationale reste importante, face à une opposition qui n'a pas remporté d'élections générales en 20 ans et n'a pas su conquérir au-delà de sa base électorale traditionnelle que sont Bangkok et le sud de la Thaïlande.

Les partisans du pouvoir accusent l'opposition de ne savoir compter que sur un coup d'État judiciaire pour arriver au pouvoir, comme elle l'a déjà fait par le passé contre des gouvernements pro-Shinawatra.

La Thaïlande, profondément divisée entre pro et anti-Thaksin, est en effet engluée dans une crise politique récurrente depuis le coup d'État de 2006 contre Thaksin Shinawatra, frère de Yingluck. Celui-ci continue à diriger via ses proches placés à sa place, dénonce l'opposition.

Pendant ce temps, sur le front judiciaire, Yingluck est citée à comparaître devant la Commission nationale anticorruption lundi pour se défendre contre des accusations de négligence liés à un régime de subvention du riz.

Cette procédure pourrait conduire à sa destitution, après cinq mois de contestation dans la rue. C'est le Sénat qui voterait ce départ forcé, d'où l'importance de l'issue du scrutin de dimanche, soulignent les analystes.

«Le Sénat pourrait hâter la chute du gouvernement de Yingluck dans les deux semaines après la décision de la Commission anticorruption», estime ainsi Paul Chambers, spécialiste américain de la politique thaïlandaise à l'université de Chiang Mai, dans le nord de la Thaïlande.

Les partisans de Yingluck, les «Chemises rouges», ont déjà prévenu qu'ils n'accepteraient pas cette destitution et ont annoncé une grande manifestation le 5 avril.

Leurs manifestations contre le gouvernement démocrate en 2010 ont donné lieu à des affrontements de rue et une répression militaire qui avait fait plus de 90 morts et 1900 blessés.