Notre envoyé spécial a pu se rendre mardi à Tacloban sur l'île de Leyte, l'une des villes les plus touchées par le typhon qui a ravagé les Philippines. La municipalité de 200 000 habitants a été complètement dévastée et des centaines de morts y sont encore découverts chaque jour. Le sort des survivants est toujours dramatique, cinq jours après la tempête.

La brise du large a toujours été reconnue comme l'un des charmes de Tacloban, une petite ville côtière où il faisait bon prendre un bain de soleil en regardant les bateaux à l'horizon. Mais depuis le passage du typhon Haiyan, la brise n'a plus rien de charmant. Elle porte une lourde et persistante odeur de mort, qui rappelle aux résidants tous les proches qu'ils ont perdus. Et aux secouristes, tout le travail qu'il reste à accomplir ici.

La senteur rance qui flotte dans l'air et semble s'accrocher de façon permanente aux narines ne risque pas de disparaître de sitôt. Personne à Tacloban n'est capable de dire quelle proportion des milliers de dépouilles laissées par la tempête a été ramassée.

«J'ignore ce qui va arriver aux corps... Le problème, c'est que même ceux qui sont chargés de ramasser les cadavres ont été affectés [par le typhon]», explique Pauline Nadera, une travailleuse sociale de la municipalité, dont seuls les grands yeux cernés dépassent d'un masque chirurgical qu'elle garde collé à la figure pour couper l'odeur.

C'est un fait: personne à Tacloban, y compris chez les secouristes, n'a échappé à la furie des éléments.

Pratiquement tous les immeubles sont endommagés ou carrément détruits. L'aéroport n'est plus qu'un amas de tôle tordue. Des voitures ont été renversées et projetées contre des immeubles. Les arbres ont été déracinés, entraînant pratiquement toutes les lignes électriques dans leur chute. Les vagues ont envahi plusieurs demeures.

Comme si un enfant avait démoli sa construction de Lego à grands coups de marteau. Pour ensuite abandonner les morceaux épars sous la pluie battante.

La nuit, en l'absence d'électricité, seuls les phares des véhicules et de minuscules feux de camp percent l'obscurité étouffante qui s'abat sur la ville. En certains points névralgiques de la route, pour éviter les accidents, des pneus enflammés sont installés en bordure de la chaussée.

La situation est aussi grave à la campagne et dans les autres localités de la région. «Mon oncle vivait sur la côte à San José. Je crois qu'il a tenté de fuir, mais il est mort noyé dans sa maison», raconte Febby Solis en cherchant un moyen de se faufiler jusqu'au comptoir d'aide alimentaire d'urgence.

«Il y a tellement de personnes mortes là-bas, et elles ont toutes été alignées sur le trottoir», raconte la jeune femme dans la vingtaine.

Un peu plus loin, Mylene Labaclado tourne en rond en pleurant, sans savoir où trouver de l'aide. La jeune mère de 33 ans vit seule dans une maison gravement endommagée, avec ses enfants de 1, 2, 9 et 12 ans. Ils sont complètement traumatisés par le typhon.

«Ils pleurent tout le temps, tout le temps, sanglote-t-elle. Dès que la pluie recommence à tomber, ils ont peur.»

Son mari travaille à l'entretien ménager du palais d'un prince, en Arabie saoudite. Il n'est pas en mesure de revenir l'aider.

«La survie, c'est la survie»

Les secours tentent tant bien que mal de circonscrire la crise, mais ils manquent de tout. Dans l'hôtel de ville endommagé transformé en centre des mesures d'urgence, les secouristes dorment assis sur des chaises ou couchés sur le plancher crasseux.

Un seul hôpital fonctionne encore. Ses couloirs sont plongés dans le noir. L'électricité de la génératrice est réservée au seul bloc opératoire fonctionnel. La pouponnière et l'unité post-partum ont été inondées pendant la tempête, si bien qu'il a fallu transformer la chapelle en crèche improvisée, où les nouveau-nés et les mères s'entassent dans une chaleur suffocante. L'établissement accueille présentement 308 patients.

«La survie, c'est la survie», soupire le directeur de l'hôpital, Alberto De Leon, lorsque interrogé sur les conditions cliniques dans son établissement.

«Les membres de notre personnel ont travaillé sans relâche pendant quatre ou cinq jours, même si leur propre famille était éprouvée. Ils sont exemplaires», dit-il. Lui-même a vu la mer envahir sa maison et emporter tous ses effets personnels, son chat et son chien.

«Maintenant, mon inquiétude, ce sont les infections. Nous n'avons pas accès à l'eau. Nous recevons déjà beaucoup de gens souffrant de diarrhée ou de pneumonie, et nous allons sûrement voir sous peu des plaies infectées», explique-t-il.

Loin d'un bilan final

Le gouvernement fédéral a avancé le chiffre de 10 000 morts pour la région, mais le maire de Tacloban, Alfred Pomualdez, espère encore que cette estimation soit revue à la baisse.

«Quiconque avance un chiffre fait preuve d'irréalisme, dit-il. La vérité est que personne ne peut savoir. À ma maison, nous avions confirmé qu'il n'y avait aucun mort. Puis une odeur a monté un peu plus tard: la mer avait amené six cadavres sur le terrain. La situation change chaque jour», dit-il.

Les autorités envisagent de créer des fosses communes pour les défunts, mais aucune décision n'avait été prise à ce sujet au moment de publier ces lignes. Le maire promet toutefois que personne ne sera jeté dans une fosse sans que les autorités aient rigoureusement documenté son décès. Ceux qui ne pourront être identifiés formellement seront tout de même photographiés en vue d'une identification future.

En attendant, pour plusieurs survivants qui ont des proches ailleurs au pays, la meilleure perspective est de quitter la région en laissant derrière eux tous ces morts et toute cette souffrance. Ceux-là se pressent à l'entrée de ce qui subsiste de l'aéroport de Tacloban avec une seule idée en tête: fuir au plus vite.