Depuis cinq ans, la violence a explosé en Amérique centrale. Il y a plus de meurtres dans cette région du monde que dans n'importe quel pays en guerre. Jusqu'ici, les autorités ont surtout tenté la répression pour mettre fin au carnage. Sans succès. Mais au Salvador, on a plutôt décidé de négocier avec les gangs de rue. Et ça marche.

Le 14 avril dernier, il s'est passé quelque chose au Salvador qui a fait les manchettes de tous les journaux. Ou plutôt, il ne s'est rien passé. Pas un seul meurtre de la journée. C'était la première fois depuis quatre ans. Jubilant, le président Mauricio Funès s'est félicité de ces 24 heures exceptionnelles.

Que l'on considère une journée sans meurtre comme un événement montre à quel point le Salvador s'est enfoncé dans la violence depuis quelques années. Selon l'ONU, ce petit pays d'Amérique centrale est, après le Honduras voisin, le plus meurtrier du monde.

Les rivalités entre maras, ces gangs réputés pour leur violence extrême, sont en grande partie responsables du bain de sang. Forts de 30 000 à 50 000 membres, ils forment de véritables armées. Jusqu'à cette année, le taux d'homicide surpassait même celui des années 80, quand la guerre civile faisait rage au Salvador.

C'en était trop. Même pour les maras. Trop de meurtres, trop de violence, trop de sang. «Nous vivons dans une situation de guerre et nous sommes arrivés à la conclusion que cela devait cesser», a déclaré, le 11 mars, le chef de gang Carlos Ernesto Mojica.

Du fond de sa prison, il venait d'annoncer une trêve négociée secrètement entre les deux principaux gangs du Salvador, le gang de la 18e Rue et la Mara Salvatrucha.

Le mot d'ordre a été suivi. Dans la première moitié de l'année 2012, le taux d'homicide a chuté de 32% dans ce pays de 6 millions d'habitants, selon le ministère de la Sécurité publique. Les enlèvements ont chuté de 50%.

Ni le Honduras ni le Guatemala, qui tentent eux aussi de juguler une explosion de violence liée aux maras, n'ont réussi un tel tour de force. Cela n'empêche pas de nombreux Salvadoriens d'avoir du mal à croire à cette paix trop fragile.

Un loup repentant

Pour pénétrer dans le quartier de Rafael, non loin de San Salvador, il faut montrer patte blanche à des gardiens armés. À l'intérieur du quartier clôturé, d'autres gardiens patrouillent dans les rues presque désertes.

Ici, les gens ont pris les grands moyens pour se protéger des gangsters, qui violent, tuent, se livrent au trafic de drogue et saignent les commerçants en exigeant d'eux une «taxe de guerre» pour brasser des affaires sur leur territoire.

Ironiquement, le loup habite au coeur de la bergerie. Rafael est membre du redoutable gang de la 18e Rue, comme en font foi les tatouages qui couvrent son corps. Son bungalow est sale, saturé de fumée de cigarette. Les fenêtres sont recouvertes de papier d'aluminium.

Il s'est joint au gang à 14 ans, après avoir subi l'initiation: pendant 18 longues secondes, les membres du gang l'ont battu sans pitié. Les filles, elles, doivent subir un viol collectif pour être admises.

À 29 ans, Rafael est un survivant. La plupart de ses amis sont morts ou en prison. Il avoue qu'il a des regrets. «Quand on atteint mon âge, on devient plus mûr, dit-il. On commence à se rendre compte du mal qu'on s'inflige, à soi et à son pays.»

Un produit des États-Unis

L'histoire de Luis Ernesto Romero ressemble à celle de milliers d'autres. Il a fui le Salvador et la guerre civile en 1985.

«Je me souviens des gens morts dans la rue, des têtes et des bras coupés.»

Il avait 14 ans quand l'armée l'a recruté pour combattre la guérilla. «J'avais un fusil et un uniforme. Alors ma mère a payé des «coyotes» pour organiser ma fuite aux États-Unis.»

Le voyage a été périlleux. À la fin, quand il s'est extirpé du coffre d'une vieille Oldsmobile, il était à Los Angeles. «J'ai vu Disneyland et je me suis dit que j'avais réussi. J'étais au pays de Mickey Mouse!»

Il n'allait pourtant pas vivre un conte de fées.

Au bout d'un an à traîner sur les trottoirs, il a rencontré des membres du gang de la 18e Rue. Auprès d'eux, il a trouvé la protection dont il avait besoin pour survivre dans les rues sans pitié de Los Angeles.

«Tout le monde nous détestait: les Noirs, les Blancs, les autres Latinos. Nous avions peur. Quand on se joint à un gang, ce sont les autres qui se mettent à avoir peur de nous.»

Luis Ernesto Romero affirme qu'il n'a jamais tué sans raison. «J'utilisais mon arme quand on voulait me tuer.» Il a été jeté en prison à 36 reprises avant d'être expulsé au Salvador.

Entre 1998 et 2005, des dizaines de milliers d'immigrés accusés de délits criminels aux États-Unis ont ainsi été renvoyés en Amérique centrale. Plusieurs étaient membres des gangs de Los Angeles.

Ce débarquement massif a submergé le Salvador, le Honduras et le Guatemala, qui n'étaient pas préparés à recevoir autant de criminels endurcis - encore moins à les réhabiliter. Les gangs ont repris leurs activités - et ont trouvé des milliers de recrues dans les bidonvilles surpeuplés.

Tous les ingrédients étaient réunis pour une explosion de violence.

L'échec de la répression

Comme les autres nations latino-américaines, le Salvador a tenté d'enrayer le crime avec des lois antigangs très dures - sans succès. L'opération Mano dura, lancée en 2004, a plutôt provoqué une flambée de violence.

Même constat amer au Mexique, où la guerre du gouvernement contre la drogue a fait 50 000 morts dans les dernières années.

«Les mesures répressives n'ont jamais fonctionné», constate Vogel Castillo, qui s'intéresse au phénomène des gangs dans le cadre de ses études à l'University of North Texas.

Cette fois, le Salvador croit enfin avoir trouvé une solution.

Mais cette «paix de la mafia», négociée derrière les portes closes d'une prison à sécurité maximale de San Salvador, soulève de sérieux doutes, d'autant plus que les causes profondes de la violence - la pauvreté, la corruption, l'impunité - n'ont pas disparu.

«Le grand défi, après cette trêve, sera de réintégrer les membres de gang dans la société, dit M. Castillo. Ici, les hommes tatoués des pieds à la tête font peur. Ils sont stigmatisés.»

Dans son bungalow crasseux, Rafael parle de l'importance d'offrir aux membres des gangs «un mode de vie plus productif». Il parle de la trêve comme de la première étape du «processus de paix».

À ceux que rebute l'idée de négocier avec l'ennemi, Rafael rétorque que les résultats sont là. Chaque mois, on envoie 250 Salvadoriens de moins à la morgue. Peu importe les moyens, c'est un argument qui a du poids.

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Les enlèvements ont chuté de 50 %

Le taux d'homicide a chuté de 32 % pour la première moitié de l'année 2012

Source : ministère de la Sécurité publique du Salvador