Balthazar Reyes est un homme flexible. Il ne brusque pas ses clients. Certains veulent ce qu'il y a de mieux: les modèles en chêne, avec des poignées en or. D'autres sont satisfaits avec des panneaux en pin verni.

«Le choix d'un cercueil, c'est une chose personnelle, dit-il. Nous pouvons satisfaire tous les goûts et toutes les bourses.»

Au salon funéraire Funeraria Del Refugio, on reçoit les clients 24 heures par jour. Situé au centre de Ciudad Juarez, le petit commerce aux vitres teintées a vu son chiffre d'affaires doubler depuis un an, quand l'armée mexicaine a débarqué pour tenter de remettre de l'ordre dans la ville.

Depuis, la violence n'a fait qu'augmenter.

«Le téléphone sonne jour et nuit», dit M. Reyes, assis derrière son bureau en mélamine. Il s'excuse un instant pour répondre à son cellulaire, pendant qu'une famille à la mine déconfite entre dans sa boutique et commence à regarder les cercueils en vitrine. Au mur au-dessus d'eux, une statue de la vierge Marie implore le ciel.

Située à un jet de pierre d'El Paso, au Texas, Ciudad Juarez est la ville la plus violente du Mexique. À un cheveu de la guerre civile, la ville de 1,4 million d'habitants semble coincée dans une dictature militaire d'Amérique centrale.

Pas moins de 2028 personnes ont été tuées ici depuis un an, soit un taux d'homicides trois fois plus élevé que celui de la plus violente des villes américaines. Près de 460 personnes ont été trouvées mortes à Ciudad Juarez durant les mois de janvier et février 2009.

On trouve des cadavres dans les terrains vagues, les voitures, derrière les bars, devant les commerces, sur le trottoir, dans les cabines de guichets automatiques. Les quartiers riches comme les bidonvilles sont frappés par les fusillades, qui peuvent éclater à 10 h du matin comme en pleine nuit.

Des quartiers entiers sont déserts, abandonnés par des habitants terrorisés. Sur l'Avenida Lincoln, au centre-ville, des restaurants luxueux sont placardés. Plusieurs propriétaires se sont fait assassiner - notamment celui de la populaire discothèque U-Bar, criblé de balles dans le stationnement en juin dernier. D'autres ont fermé boutique parce que les clients ne venaient plus.

Les victimes sont surtout des membres des cartels de drogue et des policiers. Mais les tueurs font de moins en moins de distinction, et des innocents se font tuer en pleine rue, soufflés dans l'explosion d'une grenade ou fauchés par une volée de projectiles d'AK-47.

Dire que les groupes criminels font la loi à Ciudad Juarez est un euphémisme. Le mois dernier, le chef de la police a démissionné parce que les narcotrafiquants avaient commencé à mettre à exécution leur menace: tuer un policier tous les deux jours jusqu'à ce qu'il parte. Cinq policiers sont morts en une semaine.

«Ils avaient commencé à tuer des policiers, et pas durant leurs heures de travail, a expliqué le maire de la ville, Jose Reyes. Ils les attaquaient quand ils sortaient de chez eux et se dirigeaient vers leur voiture pour aller travailler.» Depuis, le maire a lui aussi reçu des menaces de mort et ne se montre plus en public.

Le doigt sur la détente

Devant l'hôpital général de Ciudad Juarez, une douzaine de militaires font le guet, le doigt sur la détente de leurs fusils d'assaut M-16. La semaine dernière, un groupe de narcotrafiquants a fait irruption dans l'hôpital pour assassiner un patient blessé par balles qui venait d'être admis. La sécurité a été resserrée depuis.

«C'est une zone de guerre ici, explique un médecin de l'hôpital, qui ne veut pas être nommé. Nous acceptons tout le monde, sans savoir s'ils sont dangereux ou non. Certains médecins ont démissionné et sont partis ailleurs au Mexique, ou aux États-Unis. La ville n'est plus vivable.»

Lui-même fait des démarches pour s'en aller. «Ici, dès que vous avez de l'argent, vos enfants deviennent une cible pour les kidnappeurs. J'essaie de vendre ma maison. Mais c'est difficile parce que les gens veulent partir.»

La violence est le résultat d'une politique anti-cartels mise de l'avant depuis mars 2008 par le président Felipe Calderon. Après s'être fait tirer l'oreille par Washington durant des années, le Mexique a décidé d'agir. Plus de 45 000 soldats ont été déployés partout au pays pour combattre les groupes criminalisés.

Ces raids fédéraux ont déstabilisé le flux du trafic de drogue, entraînant l'escalade des tensions entre le puissant cartel de Sinaloa, dirigé par le fugitif Joaquin Guzman, et le clan rival, gouverné par le parrain Vicente Carrillo. Les chefs de cartels ne paraissent jamais en public, et les autorités croient qu'ils changent de téléphone cellulaire chaque jour pour éviter d'être repérés.

«Durant des années, nous avons dit aux Mexicains de stopper les trafiquants», a expliqué récemment Billy Hoover, directeur adjoint du Bureau américain des armes à feu à Washington, l'instance chargée de mettre fin au trafic d'armes entre les deux pays.

«Le président Calderon a finalement envoyé l'armée, et la violence a explosé. Nous ne nous attendions pas à cela. Rétrospectivement, nous aurions dû prévoir le coup.»

Ironiquement, la flambée de la violence dans le nord du Mexique est financée par les consommateurs de drogue aux États-Unis. Ceux-ci dépensent chaque année de 25 à 35 milliards de dollars américains en marijuana, en cocaïne, en héroïne et en méthamphétamine importées du Mexique. La drogue est ensuite envoyée à Miami, à New York ou à Los Angeles, rendant les trafiquants mexicains extrêmement riches et influents (voir autre texte).

Les cartels sont aussi soupçonnés de faire du trafic d'êtres humains. Dix-huit adolescentes âgées de 13 à 18 ans ont disparu depuis un an à Ciudad Juarez. Les victimes sont toutes jolies, grandes et minces. Traditionnellement, les femmes portées disparues étaient trouvées mortes dans les terrains industriels qui entourent la ville. Cette fois, la police pense que les victimes sont enrôlées de force dans des réseaux de prostitution et envoyées ailleurs au Mexique.

La ville des militaires

Engagé dans une lutte sans merci contre les cartels, le gouvernement de Mexico ne lâche pas prise. Il y a deux semaines, plus de 5000 militaires ont été dépêchés à Ciudad Juarez. Ils patrouillent aujourd'hui la ville à pied, et à bord de Humvees surmontés de fusils mitrailleurs. La plupart des militaires cachent leur visage et portent des lunettes fumées pour ne pas être reconnus.

Le lieutenant Ignacio Tomassi, responsable d'une base située dans un ancien hôtel du quartier populaire Bella Vista, affirme que la présence militaire aide la population.

«Nous sommes sur le qui-vive 24 heures sur 24. Les criminels s'en prennent à la police, mais pas à nous. Ils savent que nous sommes bien plus équipés et plus nombreux qu'eux.»

À quelques rues de là, une femme gare sa voiture et s'apprête à rentrer chez elle avec ses sacs d'épicerie. Elle ne sortira pas de la soirée, comme la plupart de ses voisins. Les rues de Ciudad Juarez sont désertes après la tombée du jour.

«Avec ou sans l'armée, je ne me sens pas en sécurité, affirme la dame, qui dit simplement s'appeler Patricia. Chaque jour, nous remercions le ciel d'être encore en vie. Mon fils habite au Texas, et il ne vient plus nous visiter depuis un an et demi, à cause de la violence. Je ne sais pas ce que nous allons devenir.»