Un attentat à la voiture piégée en pleine banlieue de Moscou a tué la fille d’un ultranationaliste russe ayant contribué à jeter les bases idéologiques de l’invasion de l’Ukraine par le président russe Vladimir Poutine. L’assassinat a injecté une nouvelle incertitude dans cette guerre qui dure depuis six mois, en plus d’ébranler l’élite russe.

Les autorités russes ont déclaré dimanche qu’elles avaient ouvert une enquête sur le meurtre de Daria Douguina, 29 ans, commentatrice politique belliciste et fille du philosophe Alexandre Douguine, qui a longtemps été l’un des principaux partisans d’une Russie impérialiste et qui a incité le Kremlin à intensifier son attaque contre l’Ukraine.

La télévision d’État russe a qualifié d’« acte terroriste » l’attentat à la voiture piégée, qui s’est produit samedi soir sur une autoroute et a fait voler en éclats les vitres des maisons voisines dans une banlieue cossue de Moscou. Ce média a aussi rapporté que la véritable cible de l’attaque était Alexandre Douguine lui-même. Selon la presse russe, l’attentat a plutôt tué sa fille parce qu’il avait pris une autre voiture à la dernière minute.

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La commentatrice politique Daria Douguina

Aucune preuve ne montre que l’attaque est liée à la guerre en Ukraine, mais des proches de Douguine ont rapidement affirmé que l’Ukraine était derrière l’attentat. Le Kremlin est resté silencieux. Un conseiller du président ukrainien Volodymyr Zelensky a déclaré que son pays n’avait joué aucun rôle dans l’attentat.

L’Ukraine n’a certainement rien à voir avec l’explosion [de samedi]. Nous ne sommes pas un État criminel comme la Fédération de Russie, et encore moins un État terroriste.

Mykhailo Podolyak, conseiller du président Zelensky, à la télévision dimanche matin

Néanmoins, cette rare attaque contre un membre de l’élite pro-Kremlin — qui rappelle les assassinats enflammés des années 1990 chaotiques de Moscou — a le potentiel de bouleverser davantage les efforts de Poutine pour poursuivre la guerre en Ukraine tout en maintenant un sentiment de normalité à l’intérieur.

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Le philosophe Alexandre Douguine, en 2016

Il survient à la suite d’un certain nombre d’attaques ukrainiennes menées loin derrière la ligne de front, dans la péninsule de Crimée contrôlée par la Russie, et alors que nombre des plus ardents partisans de la guerre appellent Poutine à lancer un nouvel assaut contre l’Ukraine en représailles.

Mme Douguina n’était pas très connue en Russie, au-delà des cercles ultranationalistes et impérialistes. Mais les appels à l’escalade se sont intensifiés dimanche après sa mort, certains suggérant que l’attaque montre que le Kremlin pourrait sous-estimer la force de l’ennemi.

En l’absence d’information concrète sur les auteurs de l’attentat, les spéculations ont fleuri.

Certains critiques russes du Kremlin ont avancé, sans preuve, que l’attentat aurait pu être perpétré par des partisans de la guerre afin de galvaniser le soutien à une campagne militaire redoublée. D’autres se demandent s’il ne s’agit pas d’un moyen de faire taire ceux qui, comme Douguine, souhaitent que Poutine intensifie ses efforts.

La Russie n’a fait que des progrès modestes sur la ligne de front dans l’est de l’Ukraine, alors même que Kyiv, la capitale ukrainienne, a fait preuve de défiance au cours du week-end en faisant rouler sur sa place centrale du matériel militaire russe capturé et détruit.

L’attaque contre Douguina a braqué les projecteurs sur les Russes ultranationalistes, de plus en plus visibles sur les réseaux sociaux et à la télévision d’État, qui affirment que Poutine est encore trop tendre avec l’Ukraine.

Alors que Poutine a déclaré lundi que les forces russes avançaient « pas à pas », certains commentateurs populaires favorables à la guerre souhaitent qu’il agisse plus rapidement et de manière plus agressive en frappant les bâtiments gouvernementaux dans le centre de Kyiv, par exemple, ou en déclarant un vaste repli militaire.

Appels à la vengeance

« C’est arrivé dans la capitale de notre mère patrie », a écrit sur les réseaux sociaux un animateur de télévision pro-Kremlin, Tigran Keosayan, à propos de l’assassinat de Mme Douguina. Faisant référence à l’emplacement du bureau du président ukrainien, il a déclaré : « Je ne comprends pas pourquoi il y a encore des bâtiments debout dans la rue Bankova à Kyiv. »

L’armée russe a menacé de frapper des « centres de décision » en Ukraine en représailles à des attaques sur ce qu’elle considère comme le sol russe, mais elle n’a pas mis ces menaces à exécution.

Les appels à la vengeance de dimanche ont souligné comment les plus fervents partisans de l’invasion de l’Ukraine pourraient devenir des alliés gênants pour le Kremlin, surtout si le dirigeant russe choisit de ne pas intensifier la guerre.

« Pour le Kremlin, toute personne idéologisée peut être à la fois utile et dangereuse », a déclaré Marat Guelman, un expert politique russe qui a conseillé le Kremlin dans les premières années du règne de Poutine et qui est maintenant installé au Monténégro. « Pour l’instant, ils sont utiles. Mais bientôt, ils deviendront dangereux. »

Douguine a souvent été décrit comme « le cerveau de Poutine », bien que la relation entre les deux hommes soit opaque et, selon certains analystes, exagérée.

Mais Douguine a longtemps été l’un des partisans les plus visibles de l’idée d’une Russie impériale à la tête d’une civilisation « eurasienne » enfermée dans un conflit existentiel avec l’Occident. La frange ultranationaliste qu’il occupait autrefois s’est rapprochée ces dernières années du courant politique dominant en Russie.

Poutine a fait écho à sa philosophie lorsqu’il a déclaré le début de son invasion de l’Ukraine le 24 février. La Russie, a déclaré Poutine à l’époque, combat un « empire du mensonge » dirigé par les États-Unis.

Écrivant sur les réseaux sociaux avant l’attaque de samedi, Douguine a déclaré que la Russie ne pourrait pas gagner la guerre à moins de mettre toute la société sur un pied de guerre. La Russie a « défié l’Occident en tant que civilisation », a-t-il écrit dans ce message. « Cela signifie que nous devons aussi aller jusqu’au bout. »

Douguina dans les traces de son père

Daria Douguina a suivi les traces de son père. Apparaissant à la télévision, à la radio et sur un grand nombre de sites internet, elle a travaillé comme une commentatrice qui combinait des vues impérialistes avec une philosophie politique chargée de jargon. Elle a également joué un rôle dans la création de liens entre la Russie et l’extrême droite européenne.

Le mois dernier, le gouvernement britannique a imposé des sanctions à Mme Douguina, la citant comme une « contributrice fréquente et très médiatisée de désinformation en relation avec l’Ukraine et l’invasion russe de l’Ukraine sur diverses plateformes en ligne ».

Les États-Unis ont imposé des sanctions à son encontre en mars, la décrivant comme la rédactrice en chef d’un site de désinformation en langue anglaise appartenant à Evgeny Prigozhin, l’oligarque russe connu sous le nom de « chef de Poutine ».

Alors que les tentatives d’assassinat contre les critiques du Kremlin sont fréquentes — parmi lesquelles l’empoisonnement du leader de l’opposition Alexei Navalny en 2020 —, les partisans très en vue de Poutine sont rarement visés. L’attaque était particulièrement effrontée, car l’explosion s’est produite à proximité de la banlieue scintillante de Rublyovka, où se trouvent les villas tentaculaires de la classe dirigeante russe.

« Rublyovka frissonne », a écrit un analyste politique pro-Kremlin, Sergei Markov, sur le réseau social Telegram. « Cet acte de terreur est un message pour eux : ayez peur, vous pourriez être les prochains. »

Cet article a été initialement publié dans le New York Times.

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