En 2022, l’Organisation des Nations unies lance la « décennie internationale des langues autochtones ». Un beau et grand chantier… mais quels en seront les impacts ?

Marie Wilcox est décédée en septembre dernier, dans la petite ville de Visalia, en Californie. Elle avait 87 ans. On n’en aurait sans doute pas fait grand cas si Marie Wilcox n’avait pas été la dernière personne à parler couramment le wukchumni, langue autochtone de la nation wokuts, en Californie.

Marie Wilcox se savait dépositaire d’un patrimoine en voie d’extinction. C’est pourquoi elle avait passé 20 ans de sa vie à créer un dictionnaire wukchumni, pour le donner en héritage à l’humanité. Ce « legs » fait en sorte qu’aujourd’hui, trois personnes ont pu apprendre la langue, qui n’a pas complètement disparu dans la brume.

Bref, l’histoire se termine bien, ou en tout cas, pas si mal. Mais on ne peut pas en dire autant des 4000 langues autochtones qui survivent encore tant bien que mal dans le monde.

Selon les Nations unies, deux langues autochtones disparaissent en moyenne chaque mois. Et 400 au moins sont menacées d’extinction, faute de locuteurs, d’enseignement, de littérature, de relève ou de volonté politique.

Rien qu’au Canada, on estime que la moitié des 50 à 90 langues parlées par les Premières Nations (le chiffre est sujet à débats) pourraient disparaître d’ici 10 à 15 ans, « et encore, cela tend à être sous-estimé », lance Henry Thomas Davis, professeur de linguistique à l’Université de Colombie-Britannique.

Selon M. Davis, le saanich ne serait plus parlé que par 5 personnes, le lillooet par moins de 10 personnes, le squamich par une seule personne dont c’est la langue première (L1), le sechelt par une poignée d’individus, voire aucun. Toutes ces langues se trouvent sur la côte ouest du Canada.

Le très instructif site des langues menacées nous apprend par ailleurs que l’ofayé (Brésil) est parlé par moins de 16 personnes, le dyirbal (Australie) par 6 personnes et le korana (Afrique du Sud) par une seule personne.

Consultez le site des langues autochtones menacées (en anglais)

La liste est longue et s’allonge de plus en plus. « Il y a actuellement une crise linguistique dans le monde, résume Henry Thomas Davis. Et elle touche massivement les populations autochtones », qui représentent 6,2 % de la population mondiale.

Le phénomène n’est pas nouveau et s’accentue au rythme de la mondialisation, de l’omniprésence des médias, du manque de leviers de transmission ou de certaines politiques nationales, qui cherchent à homogénéiser leur paysage linguistique (Chine, Brésil). À ce sujet, Henry Thomas Davis parle tout simplement d’une « continuation du colonialisme ».

Bref, une tragédie culturelle se joue sous nos yeux. Pour cause de négligence, de désintérêt, d’assimilation, des langues meurent, et avec elles, une partie du patrimoine de l’humanité.

Au-delà des défis linguistiques stricto sensu, se jouent aussi des enjeux identitaires pour les populations autochtones, qui voient leur histoire et leur culture s’effriter en direct, avec un impact psychologique non négligeable, comme l’ont démontré des études.

Les grandes ambitions de l’ONU

Tout cela pour dire que l’Organisation des Nations unies (ONU) vient tout juste de lancer sa Décennie internationale des langues autochtones, qui doit durer jusqu’en 2032.

Ce chantier est ni plus ni moins le prolongement de « l’année internationale des langues autochtones » de 2019, jugée insuffisante en raison de l’ampleur de la crise.

Décrit par l’UNESCO comme un « outil de reconquête linguistique », il vise essentiellement « la revivification et la transmission des langues autochtones », à travers un certain nombre de résolutions et de propositions à l’échelle mondiale.

Derrière ces grandes ambitions, on peut évidemment s’interroger sur les impacts de ce vaste programme. Faute de cadre légal pour renforcer ses propositions ou ses déclarations, l’ONU reste limitée dans ses actions, chaque État étant responsable de les appliquer au niveau local ou national. L’ONU, par exemple, ne pourrait obliger le Canada à ajouter les langues autochtones à ses deux langues officielles, même si cette question fait actuellement l’objet de débats.

Malgré mon optimisme, je doute que quelque chose de vraiment concret sorte de ce grand projet. Tout dépendra de ce que les différents pays en feront au niveau local.

Christine Schreyer, professeure d’anthropologie linguistique à l’Université de Colombie-Britannique

Cette spécialiste des langues autochtones craint particulièrement que les « résolutions prises pendant cette décennie ne soient longues à mettre en place », tandis que les langues menacées continueront de s’éteindre à un rythme accéléré. Rappelons ici que le Canada a mis trois ans à ratifier la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones adoptée en 2007, même s’il a depuis mis les bouchées doubles pour rattraper le temps perdu, en mettant en place sa loi fédérale sur les langues autochtones en 2019, qui a notamment débouché sur la nomination du tout premier commissaire aux langues autochtones (Ron Ignace).

Les inquiétudes de Christine Schreyer ne sont pas partagées par sa collègue Michelle Daveluy, de l’Université Laval. L’anthropologue voit au contraire dans cette « Décennie » une occasion en or de faire l’« état des lieux » sur cette question pressante. Même s’il n’est « pas parfait à bien des égards », le chantier de l’ONU aura l’avantage de « sensibiliser les populations » au drame qui se joue et d’en faire « un sujet d’actualité », souligne Mme Daveluy.

Henry Thomas Davis ajoute de son côté que les populations autochtones pourront s’emparer des déclarations de l’ONU pour les « renvoyer comme un miroir » à leurs gouvernements et ainsi accentuer la pression.

« L’ONU ne peut rien imposer aux pays, admet enfin Maung Ting Nyeu, chercheur à Harvard et à l’Université de New York. Mais elle joue un rôle de médiation important entre les États-nations et les peuples autochtones qui n’ont pas la même vision de l’identité. Elle permet d’éviter les contentieux et de conscientiser les gouvernements… Ce qui se traduit souvent par du soutien financier et des changements dans les politiques linguistiques… »