Chaque année, les chantiers du Québec produisent des millions de tonnes de résidus de construction et démolition. Depuis deux ans, les centres de tri chargés d'accueillir ces rebuts sont menacés par une crise financière sans précédent. Et malgré un programme d'aide d'urgence du gouvernement, l'industrie craint que la situation favorise les tricheurs qui font disparaître illégalement les résidus dans la nature.

UN PROBLÈME DE POUDRE

À l'origine de la crise : des centaines de milliers de tonnes de particules fines dont le Québec ne sait plus quoi faire. La cinquantaine de centres de tri de matériaux de construction et démolition québécois sont capables de revaloriser ou recycler jusqu'à 70 % des rebuts de chantier. Le bois est utilisé comme combustible ou pour fabriquer des panneaux de mélamine. Les bardeaux d'asphalte sont utilisés comme combustible eux aussi, ou recyclés dans la production de nouvelle asphalte. Le gypse est utilisé pour la confection de nouveaux panneaux ou comme engrais agricole. Le métal est recyclé, tout comme le béton ou la pierre. Mais à la fin du processus, les centres de tri restent aux prises avec 30 % de résidus trop fins pour être utilisés, une sorte de poudre grossière et granuleuse constituée de particules fines de béton, brique, gypse, laine isolante, céramique, verre, porcelaine et autres matériaux. Dans l'industrie, on appelle ce produit « de la fine ».

UN DÉBOUCHÉ QUI DISPARAÎT

Jusqu'à récemment, la « fine » était utilisée comme matériau de recouvrement dans les dépotoirs où s'entassent les ordures ménagères des citoyens. Une bonne couche étendue sur les ordures à la fin de la journée servait à couper l'odeur et empêcher la prolifération des animaux et insectes. Seul problème : dans certains cas, la « fine » génère elle-même des odeurs d'oeufs pourris. En 2014, la MRC de Bellechasse, près de Québec, a poursuivi le ministère de l'Environnement pour avoir autorisé le recouvrement des ordures avec des particules fines. Depuis 2016, plusieurs dépotoirs ont réduit ou cessé le recours à cette technique. Certains ne sont même plus autorisés par le Ministère à utiliser la « fine » pour le recouvrement. « Chaque année qui passe, de moins en moins de sites acceptent d'en recevoir. C'est vraiment un cercle vicieux et une industrie complète qui est en train de s'écrouler. Plusieurs centres de tri menacent de fermer », dit Me Christine Duchaine, avocate spécialisée en environnement.

PERTE DE REVENUS

Les centres de tri ont donc perdu un débouché pour écouler ces 30 % de particules fines qui demeurent à la fin du processus de tri des rebuts. Mais pire encore, ils doivent maintenant payer pour aller faire enfouir leurs montagnes de « fine » dans des lieux d'enfouissement accrédités, ce qui leur coûte une fortune et menace la rentabilité de toute la chaîne de recyclage et revalorisation. Conséquence : certains acteurs peu scrupuleux ont commencé à faire disparaître la « fine » illégalement dans la nature. D'autres prétendent faire du recyclage et de la revalorisation alors qu'en fait, ils ne font qu'accumuler à l'infini les rebuts. « Ça fait un bon bout de temps que nos membres déplorent la présence d'entreprises qui ne font pas les choses comme elles devraient être faites. C'est une compétition indue pour ceux qui font les choses comme il faut », déplore Gilles Bernardin, président directeur général du Regroupement des récupérateurs et des recycleurs de matériaux de construction et de démolition du Québec (3RMCDQ).

ENQUÊTES EN COURS

Au cours de la dernière année, le ministère de l'Environnement a assuré l'industrie que plusieurs enquêtes sont en cours sur des entrepreneurs qui accumulent ou déversent illégalement la fameuse « fine », sans payer pour l'enfouir de façon sécuritaire. La Presse a déjà rapporté en mars dernier comment une enquête ministérielle a mis à jour une accumulation de déchets de construction illégale qui menace une source d'eau potable à Godmanchester, en Montérégie. Les inspecteurs y ont relevé des odeurs d'oeufs pourris compatibles avec une accumulation de « fines ».  Une enquête est aussi en cours concernant un site sur les terres de Kanesatake, au milieu d'une zone agricole, où l'accumulation de rebuts inquiète le Ministère.

UNE AIDE D'URGENCE

Le gouvernement du Québec a aussi mis en place un programme d'aide d'urgence pour maintenir à flot les centres de tri qui opèrent légalement et sont menacés par la crise : 3,6 millions de dollars ont été mis à leur disposition pour compenser leurs pertes. Le communiqué du Ministère précisait que cette aide visait à soutenir l'industrie « le temps que soient mises sur pied des solutions permanentes ». Pour l'instant, celles-ci se font encore attendre. Et l'industrie s'inquiète. « Dans un an, c'est possible que la moitié des centres de tri n'existeront plus ! On va se retrouver dans une situation où, comme avant, tout va s'en aller à l'enfouissement. Alors que c'est de loin la filière la plus performante au Québec en matière de revalorisation », déplore Me Duchaine.

Photo Martin Chamberland, La Presse

La « fine », comme on la surnomme dans l'industrie, est constituée de particules fines de béton, brique, gypse, laine isolante, céramique, verre, porcelaine et autres matériaux. Sur la photo, un gestionnaire du centre de tri de Services Matrec, à Saint-Hyacinthe.