Documentariste récompensé par de nombreux prix, militant pacifiste engagé et écrivain, Tapan Kumar Bose est un observateur passionné et critique de son Inde natale. Durement secouée par les attentats meurtriers cette semaine, en proie à des tensions croissantes entre sa majorité hindoue et les quelque 150 millions de musulmans, la plus grande démocratie au monde est-elle au bord du gouffre? La Presse l'a joint à Delhi, capitale de l'Inde, et lui a posé la question.

Q: Vous vous êtes intéressé aux conflits qui secouent l'Asie du Sud, aux tensions grandissantes en Inde entre hindous et musulmans, au sort réservé aux minorités comme les sikhs. Comment interprétez-vous les attentats de Bombay?

 

R: Nous en savons très peu sur ceux qui ont commis ces attentats. Les auteurs appartiendraient à Lashker-e-Toiba , une cellule terroriste connue au Pakistan, selon certaines informations. C'est plausible.

Q: Ce ne serait donc pas Al-Qaeda ni un groupe de l'intérieur de l'Inde?

R: Nous ne savons pas s'il y a une cellule d'Al-Qaeda dans cette région. Mais nous connaissons Lashker-e-Toiba, qui opère essentiellement au Cachemire et au Pakistan. Les responsables sont de toute évidence très bien organisés, et ont disposé de contacts locaux à Bombay qui les ont informés et équipés. Et c'est le point le plus important: la situation au cours des dernières années a été extrêmement tendue, les divisions sont plus grandes que jamais entre hindous et musulmans.

Q: On rappelle souvent qu'il y a une minorité musulmane importante en Inde, 150 millions de personnes. Craignez-vous que les attentats de Bombay soient le déclencheur d'affrontements dans tout le pays? Qu'il y ait une escalade de la violence?

R: Je ne sais pas à quel point ça peut être un élément déclencheur. Mais la violence est en hausse depuis cinq ans, et il faut regarder des deux bords. Les hindous ont tué des musulmans, des musulmans se sont vengés, mais en général les musulmans en Inde étaient plutôt dociles. Leur attitude a changé. Et on apprend maintenant de plus en plus l'existence de groupes extrémistes hindous qui attaquent les musulmans. Nous sommes dans une situation critique. Des groupes militants comme le mien ont répété que les gouvernements devaient intervenir dans tous les cas, mais disons que les autorités sont un peu plus tolérantes quand il s'agit de groupes hindous. Cela a mené à la perception que les musulmans en Inde ne sont plus en sécurité. Et que le gouvernement s'en fout. Ce qui constitue une explication de la hausse de ce genre d'attaques. Il y a aussi le fait que l'Inde s'est engagée dans un partenariat stratégique avec les États-Unis et que nous avons des contacts étroits avec Israël. Tout cela alimente la perception que les musulmans en Inde n'ont pas de place.

Q: Quelles sont les solutions, alors, pour éviter que cette minorité ne s'isole du reste du pays?

R: C'est une grande question. Le fait est que les gouvernements n'ont pas fait le dixième de ce qu'il faudrait pour convaincre cette communauté - et ce n'est pas une petite minorité, c'est 16% du pays, c'est très significatif. Si nous ne pouvons les assurer qu'ils sont en sécurité, le pays ne connaîtra pas la stabilité. Pour obtenir cette stabilité politique, nous devons nous occuper des inquiétudes de nos minorités. Nous devons arrêter nos discours belliqueux contre le Pakistan, par exemple, qui ne font qu'enflammer les extrémistes en Inde. Le gouvernement devrait s'occuper de ces choses d'une manière plus calme, plus systématique. Le fait est que, dans le monde d'aujourd'hui, après le 11 septembre, il est clair que personne n'est à l'abri. Nous vivons une ère dangereuse à cause de plusieurs facteurs. Et dans cette ère, condamner sans avoir de preuves, sans enquête, sans avoir donné la possibilité de regarder les faits, c'est très dommageable.

Q: Vous blâmez également dans vos écrits la société civile en Inde pour son inertie. A-t-elle sa part de responsabilité?

R: Oui. Nous devons prendre notre responsabilité, prendre la parole haut et fort pour faire comprendre à nos frères musulmans que nous nous préoccupons de leurs problèmes, qu'il y a de la place pour eux en Inde autant que pour nous, les hindous.

Q: L'Inde se retrouve devant un défi que connaissent bien tous les pays développés: elle tente depuis des décennies d'être laïque mais constate que le religieux revient en force. Avec les violences qui secouent le pays particulièrement depuis cinq ans, craignez-vous que la laïcité du pays soit en régression?

R: Malheureusement, c'est le cas. Nous avons perdu beaucoup des valeurs fondamentales et des principes de la laïcisation, malheureusement, depuis une dizaine d'années.

Q: Vous sentez que la religion est en train de revenir par la grande porte...

R: Je le crains. Mais je garde espoir que ce pays va se remettre à croire en ses valeurs. Si ça n'arrive pas, l'Inde risque de se désintégrer.

Q: Êtes-vous tout de même optimiste pour votre pays?

R: Bien sûr que je suis optimiste. J'ai vu ce qui est arrivé après les émeutes au Gujarat (NDLR: en 2002, des extrémistes musulmans avaient incendié un train transportant des hindous et suscité des affrontements qui s'étaient soldés par plus d'un millier de mort). Les Indiens ont globalement refusé ensuite la voie de l'affrontement et n'ont pas choisi les idées extrêmes aux élections suivantes. Je crois que l'Indien moyen ne veut pas du retour de la religion dans la sphère publique. Il y a trop de cultures, de minorités religieuses, de langues qui se côtoient en Inde pour se permettre des affrontements. Je mets mes espoirs dans ces gens qui, à la base, veulent d'abord manger à leur faim, trouver un emploi, vivre en paix. C'est la très grande majorité de mes concitoyens.

 

Son oeuvre en bref

Tapan Kumar Bose est connu pour avoir réalisé des documentaires remarqués dans le monde entier sur la question des droits de l'homme. Il a fait un détour à Toronto au Spinning Wheel Festival en 2007 pour y présenter From Behind the Barricade (Derrière les barricades), un film controversé en Inde sur l'histoire des sikhs, de la colonisation britannique à leur quête présente d'une terre. La projection publique du film a été interdite de 1993 à 2003: on estimait qu'il était de nature à provoquer des tensions communautaires.

Avec une poignée de cinéastes indiens engagés, il a fondé en 1977 Cinemart Foundations, premier regroupement d'artisans indépendants qui s'est donné comme mandat de réaliser et de distribuer des films sur les maux de la société indienne - les droits des femmes, l'analphabétisme, l'hygiène dans les régions rurales, la violation des droits civils. Sa filmographie comprend les remarqués An Indian Story, Beyond Genocide et Bhopal Gas Tragedy.

Il est le secrétaire général d'une organisation défendant les droits de l'homme dans l'Asie du Sud, le South Asia Forum for Human Rights, qui a ses bureaux au Népal. Il dirige également le India Peoples Forum for Peace and Democracy. Il contribue régulièrement à des quotidiens et magazines de l'Inde, du Pakistan et du Népal.

Il est un des chercheurs associés au Centre de recherches pour le développement international, à Ottawa.