Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent, à tour de rôle, leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Kim Thúy.

Par réflexe, je choisis toujours la route la plus rapide lorsque le GPS propose plusieurs options. Récemment, en voyage en France, je me suis subitement retrouvée sans téléphone. J’ai alors dû retourner à mon hôtel en passant par des points de repère de ma propre mémoire. Ce nouvel itinéraire improvisé m’a amenée à passer devant la pyramide du Louvre, que je n’avais jamais vue la nuit. J’avais certainement perdu 15 ou 30 minutes, peut-être plus. Mais la beauté majestueuse de cette structure illuminée m’a aidée à me poser les questions suivantes : qu’aurais-je fait de ce temps si j’avais pris un chemin plus court ? Qu’aurais-je fait de toutes ces minutes gagnées par le passé ? Combien en ai-je gaspillé en tout dans ma vie ? Je n’aurai évidemment jamais de réponses, d’autant plus que pour moi, le temps est très flou et très élastique.

J’ai un ami qui prétend posséder une horloge biologique interne. Il possède l’incroyable capacité de savoir l’heure qu’il est en tout temps, faculté qui m’est complètement étrangère. Afin de vérifier si son horloge fonctionnait même inconsciemment, je lui ai proposé que l’on fasse une sieste en même temps. Au réveil, il a estimé que notre sommeil avait duré entre 15 et 20 minutes, ce qui correspondait aux 18 minutes du chronomètre, alors que j’avais parié sur 50 secondes, 5 heures ou peut-être une nuit entière. J’ai été battue à plate couture, mais j’ai pu lui décrire une image de mon rêve avec précision : une goutte d’eau couchée sur un pétale d’une fleur de camélia dans un temple japonais.

Puisque mon corps ne ressent jamais l’heure exacte, je ne souffre pas de décalage horaire.

Depuis le Louvre, je n’essaie plus d’utiliser le temps en tant qu’unité de mesure. Dans ma tête, je n’ai plus 53 ans, mais plutôt l’âge qui se trouve dans cette rare fenêtre où l’expression « si jeunesse savait, si vieillesse pouvait » ne s’applique pas.

J’ai l’âge où mes bras sont encore assez rapides pour jongler, entre deux visioconférences, avec les boules de laine de la sécheuse et les boulettes pour le souper. J’ai l’âge où le cœur sait intuitivement que M. Raymond, derrière ses rayons d’oranges et de pommes à l’épicerie, a jadis cueilli des pamplemousses dans un kibboutz pendant sa jeunesse voyageuse. Il a suffi d’une question sur une égratignure sur sa joue pour avoir accès à quelques pages de ce riche livre humain.

Grâce au titre d’un tableau d’Anselm Kiefer citant la poétesse Ingeborg Bachmann : « Your age and my age and the age of the world cannot be measured in years » (traduction libre : ton âge et mon âge et l’âge du monde ne peuvent pas être comptés en années), je me suis permis une mesure de plus : mon âge varie selon la personne en face de moi.

J’ai l’âge de l’amoureuse de mon fils quand on discute ensemble de ses choix pour sa maîtrise, celui de ma grand-mère quand je brode des mots pour les immortaliser sur un morceau de tissu ; celui de Sophia et Penelope quand je suis tombée à la renverse dans leur bain de ballons.

Une physicienne italienne m’a expliqué (si j’ai bien saisi) que le temps est relatif parce qu’il ne circule pas à la même vitesse autour du trou noir qu’autour de la Terre. J’ai tenté de la convaincre que le temps est également relatif parce qu’il dépend des sensations et des émotions qu’il apporte ou provoque. Romain Gary a écrit que « La tendresse a des secondes qui battent plus lentement que les autres » alors que nous savons tous que les premiers baisers contiennent des grains d’éternité et les derniers marquent notre peau, n’est-ce pas ?

Je sais qu’il faut parfois être précis, comme les temps de cuisson dans les livres de recettes. Cependant, les minutes ne tiennent pas compte des variables tels la sorte de sucre, la taille des cubes d’ail, la chaleur du rond au préalable, le matériau du poêlon ; je crois donc qu’il est plus clair de spécifier que le caramel pour le porc caramélisé doit atteindre la couleur du chocolat noir 72 % au lieu d’indiquer 3 minutes. Il me semble que je réduirais la marge d’erreur si j’écrivais que l’ail rôti à saupoudrer sur une soupe aigre-douce au tamarin est à son mieux quand il s’approche de la couleur du sable des Îles-de-la-Madeleine.

Je suis convaincue que nous pouvons goûter le temps. Contrairement au fast-food, nous accordons des pouvoirs guérisseurs au bouillon de poulet et considérons que les mijotés nous réconfortent. Les longues heures de cuisson permettent une attention soutenue pendant la préparation de ces plats, les rendant saisissables, tangibles, mémorables. Ce temps devient la main qui adoucit le front fiévreux, le bras qui entoure l’épaule tendue, le cœur qui murmure des murmures.

Par conséquent, il faut compter le temps.

… mais différemment, car notre temps se conte.

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