Pour Safia Nolin, la musique est avant tout un exutoire. Si la chanteuse a longtemps canalisé sa tristesse à coups de chansons chagrines, la voilà aujourd’hui en colère. Armée d’une guitare et d’un porte-voix, elle entend casser les moules et réparer les injustices. Entretien.

« À quoi bon porter sur mes épaules cette croix qui me brise le dos ? », demande Safia Nolin sur Personne.

La chanteuse, attablée au café Pista, rue Masson, annonce la mort d’un pan de sa carrière avec le mini-album SEUM. Le titre réfère à la fois à la traduction arabe de « venin » et à l’expression argotique « avoir le seum », qui signifie plus ou moins « être en colère ».

Éreintée par une « année de marde », déçue par l’industrie de la musique, l’autrice-compositrice-interprète a bien failli tourner le dos à sa passion première pendant la pandémie.

Ma blonde pleurait dans le lit et m’a dit : “L’affaire la plus triste au monde, c’est de voir ton étincelle qui est en train de s’éteindre.” Ç’a été un gros wake-up call.

Safia Nolin

Si l’artiste allait ressusciter, c’était d’abord en se débarrassant de sa couronne d’épines. « C’est très important, dans mon projet, de déconstruire le système dans lequel j’évolue, parce qu’il ne me fait pas. Je vais faire les affaires comme j’en ai envie : sans nécessairement sortir des albums. Ça m’étouffe, la pression des 14 tounes. »

SEUM en contient huit. Ou bien quatre, chacune déclinée en deux versions. En formule sunrise, Safia Nolin redit bonjour à la tristesse par le truchement de ballades guitare-voix captées à l’extérieur, en direct.

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Les variantes cathartiques sunset sont quant à elles habillées de sonorités grunge et alt-rock. Ces versions « colère » ont été construites en studio en compagnie du coréalisateur Félix Petit – une « force tranquille » rencontrée aux Îles-de-la-Madeleine pendant une tournée des Louanges – et de trois amis musiciens : le batteur Jean-Philippe Levac, la bassiste Agathe Dupéré et le guitariste Marc-André Labelle.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Safia souhaite désormais se protéger d’un métier qui prend son sens « dans la validation de l’autre, dans l’ego ».

« C’est la première fois que j’avais une expérience de studio avec un feeling de band, explique Safia. J’avais plus confiance en moi, parce que j’étais avec du monde de mon âge, avec qui j’ai évolué. Je faisais partie intégrante du projet. Sur mon deuxième album, j’étais plus passive. Je travaillais avec des grands frères, des mentors : j’étais un peu en mode maîtres et élève. Ils écoutaient mes désirs, mais j’avais du mal à les exprimer. »

D’autres paniers

À la sortie du premier simple de son nouveau projet, PLS, Safia Nolin raconte avoir été inondée de « textos » flatteurs. Plutôt que de s’enorgueillir, l’interprète – qui signe aussi la réalisation des clips de SEUM – s’est mise à angoisser. « C’est une chanson que j’adore, dont je suis full fière, mais la première affaire que je me suis dite, c’est : “What if ça marche ? Ça va être horrible quand je vais dropper.” Je ne veux plus vivre ça. »

Il y a cinq ans presque jour pour jour, Safia Nolin recevait le prix Révélation au gala de l’ADISQ. Or, à l’époque, c’est davantage sa tenue – un jeans et un t-shirt de Gerry Boulet – que son premier disque, Limoilou (2015), qui avait défrayé la chronique. « Ça a changé ma vie, dit-elle aujourd’hui. C’était un crash course de ma personnalité. »

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Safia Nolin au gala de l’ADISQ, le 30 octobre 2016

L’année suivante, Safia Nolin renouait avec la reconnaissance en mettant la main sur le prestigieux Félix de l’interprète féminine de l’année. Déception en 2018 : son deuxième album, Dans le noir, n’a pas reçu l’accueil critique et populaire escompté. « Pourrir au large, quand je cherche ma place, que le monde se tasse, je me noie dans le noir », témoigne la chanteuse trois ans plus tard sur la récente Mourir au large.

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Safia souhaite désormais se protéger d’un métier « très éphémère, incertain et laissé au hasard » qui prend son sens « dans la validation de l’autre, dans l’ego ».

« Je pense que la vie est un équilibre, précise-t-elle. Je ne crois pas que ce soit sain de mettre tous ses œufs dans le même panier. Il a fallu que je me pète la gueule pour le savoir. J’ai réalisé que la musique toute seule, ça ne peut pas être juste ça. J’ai découvert que j’avais un autre panier : le militantisme, le changement, la justice sociale – même si j’haïs ce mot-là. Faire en sorte que le futur soit meilleur pour tout le monde, finalement. »

Le 13 octobre, Safia Nolin a reçu « un ultra reward de ce panier-là », une médaille de l’Assemblée nationale remise par la cheffe de Québec solidaire, Manon Massé, et le député Vincent Marissal. « Je tenais à ce qu’on laisse une marque pour que les générations futures se souviennent d’elle comme une battante », a expliqué Mme Massé sur sa page Facebook.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE FACEBOOK DE MANON MASSÉ

Manon Massé, Safia Nolin et Vincent Marissal

« Le panier musical, c’est facile : si ça marche, tu as des likes, des vues, des commentaires, de la reconnaissance, de la dopamine, énumère Safia Nolin. Mais là, c’était comme un Félix du militantisme. Ça tombait à point dans ma vie. Les sacrifices que je fais pour ma musique sont crissement moins élevés. »

Je ne suis pas Che Guevara, mais il y a des conséquences directes à mes prises de position : je reçois plein de marde, je me fais menacer de mort, je me fais blacklister des médias.

Safia Nolin

Ce militantisme présage-t-il un passage en politique ? « Je ne sais pas si j’irais, dit la principale intéressée, qui entrouvre la porte. J’ai l’impression que c’est encore plus débuzzant que l’industrie de la musique. »

N’empêche, lors de la plus récente campagne électorale, Safia Nolin a donné son appui au NPD par l’entremise d’une vidéo TikTok avec son chef, Jagmeet Singh. À l’échelle du Québec, elle ne cache pas ses allégeances solidaires.

Visionnez la vidéo TikTok

Se jouer des trolls

Depuis ses tout débuts, Safia Nolin est la cible de commentaires violents. Une banale publication sur Instagram nourrit les sites friands de pièges à clics et alerte ses détracteurs.

En juillet 2020, sa dénonciation des inconduites sexuelles de Maripier Morin – épisode dont elle a beaucoup souffert et sur lequel elle ne souhaite pas revenir – a entraîné un déferlement de haine sans précédent. Dans les mois suivants, elle a reçu des menaces de mort et a été la cible de graffitis abjects sur les murs de la métropole.

PHOTO FOURNIE PAR SAFIA NOLIN

Graffiti ciblant Safia Nolin

Voilà des gens malheureux alimentés par la société et certains médias, observe-t-elle, sans avoir la moindre envie de les excuser. « Je ne suis pas pour le pardon, je trouve ça trop catho. »

Inévitablement, l’auteur de ces lignes recevra des courriels de lecteurs courroucés. Safia Nolin, en quelque sorte, est devenue un déversoir pour toute une frange de la société québécoise. « Pour eux, je représente tellement d’affaires qui ne sont pas nice : la communauté woke, la gauche, les gouines. Dans 20 ans, je vais peut-être comprendre. »

La pochette de SEUM montre une pierre tombale avec l’épitaphe « Babye 1992-2020 ». Au-dessus : une gravure de Safia avec ses cheveux blonds mi-longs et ses lunettes rondes. Depuis, la chanteuse s’est fait raser le coco dans le cadre du défi de Leucan, au profit des enfants atteints du cancer, et a subi une opération oculaire au laser.

Là, vous ne me ferez plus chier. Vous ne m’appellerez plus Harry Potter. Vous ne me parlerez plus de mes cheveux gras ; j’en ai plus, câlisse.

Safia Nolin, à ses détracteurs

À l’aube de la trentaine, la jeune femme dit se sentir comme un personnage qui cumule les mésaventures, disparaît pendant deux ou trois épisodes et revient « fucking bad ass ».

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Safia Nolin s’est fait raser la tête dans le cadre du défi de Leucan et a subi une opération oculaire au laser.

Il n’est pas rare que la chanteuse, dans les réseaux sociaux, diffuse les attaques homophobes, grossophobes et racistes qu’elle reçoit ou qu’elle interpelle des médias pour qu’ils modèrent les commentaires haineux.

« Toute ma vie, on m’a dit : “Ignore-les.” Est-ce que ça a changé de quoi ? Non ! Pour moi, ignorer des bullies, ça ne marche pas. Ils vont aller bullyer quelqu’un d’autre. Si, depuis 2016, j’avais fermé ma gueule, je serais dans le fond d’un trou. »

Bien en vie, Safia Nolin n’a plus envie de porter la croix qui lui brise le dos : l’industrie de la musique, les trolls, l’enflure médiatique. Elle est déterminée à tracer son propre chemin, le poing levé et la tête haute. Tant qu’il y aura des injustices. Tant qu’elle aura le seum, en somme.

Consultez la page Bonsound de SEUM
SEUM

Chanson/Rock/Grunge

SEUM

Safia Nolin

Bonsound
Disponible dès le 29 octobre