Penser que rien ne pourrait jamais remplacer l'expérience de voir un chanteur en chair et en os sur scène a rassuré l'industrie de la musique ces dernières années. Or, c'est faux. Hatsune Miku attire des milliers de spectateurs à ses rares concerts où elle apparaît sous la forme d'une projection 3D. Plan large sur la pop de l'avenir, créée en ligne par des internautes bien réels.

Elle a des cheveux turquoise, des jambes longues comme ça et ses rares concerts sont marqués par le ballet des milliers de glowsticks fluos agités par ses admirateurs. Hatsune Miku, qu'on dit âgée de 16 ans, est la plus célèbre des vocaloïds, une nouvelle génération de chanteurs qui font sensation au Japon. Pourtant, cette diva japonaise n'existe pas.

L'idole virtuelle, dont le nom signifie «premier son du futur», préfigure peut-être la pop de demain. Sa voix inhabituellement aiguë est générée par un logiciel de synthèse vocale. En spectacle, elle apparaît sous la forme d'une projection en trois dimensions capable de danser le twist ou le charleston sans échapper une goutte de sueur.

La prouesse technologique est indéniable. L'émotion qu'elle suscite l'est tout autant. «La première fois que j'ai vu des images de Miku sur scène, j'en ai versé des larmes», avoue Rebecca, fan croisée en octobre au New York Comic Con (NYCC), gigantesque salon consacré au jeu vidéo, au comic book et à l'animation japonaise.

L'adolescente de 17 ans a découvert Hatsune Miku, il y a trois ans, sur internet. «Au début, j'étais sceptique. Je ne comprenais pas trop de quoi il s'agissait», admet-elle. Deanna, 15 ans, a eu une réaction semblable lorsqu'une amie l'a initiée. «Je trouvais ça étrange», dit-elle.

La fascination a pris le dessus et Deanna affiche désormais ses couleurs: elle s'est présentée au NYCC habillée comme Miku et coiffée d'une perruque avec de longues couettes turquoise qui sont sa marque de commerce. Elle ne passait pas inaperçue avec son groupe d'amies déguisées en vocaloïds moins connus tels Megurine Luka ou les jumeaux Kagamine Rin et Len.

«Les vocaloïds ont l'air humain, ceux qui les ont créés ont été capables de les faire sonner comme des humains, alors on peut s'identifier à eux», dit l'adolescente.

La voix de tous

Hatsune Miku est un vocaloïd de deuxième génération (voir autre texte). Elle est née en 2007 lorsque la firme japonaise Crypton Future Media a mis en marché un logiciel à son nom et à son image. Quelques données factuelles lui faisaient office de personnalité: âge, mensurations, registre et tempos préférés. «Le principe d'Hatsune Miku, c'est que chacun puisse s'en faire sa propre idée», explique Hiroyuki Itoh, président de Crypton, en marge d'une conférence donnée au NYCC.

L'entreprise établie à Sapporo, quatrième ville du Japon, a lancé d'autres vocaloïds par le passé. «C'était avant YouTube», précise Hiroyuki Itoh. Le site de partage de vidéos et son cousin japonais, NicoNicoDôga, ont en effet servi de rampe de lancement aux chansons créées à l'aide de la voix de Miku. Des fans de la première heure ont même commencé à créer des clips animés pour la diva aux couettes turquoise.

En 2009, deux ans après son lancement, Hatsune Miku s'est imposée comme la figure de proue du phénomène des vocaloïds au Japon. Une compilation de «ses» chansons a même atteint la première position du palmarès nippon. En conférence à New York cet automne, Hiroyuki Itoh a avancé des chiffres ahurissants: Miku prêterait sa voix à plus de 200 000 chansons en vente sur iTunes et son image à plus de 350 000 clips en circulation sur l'internet.

Ces statistiques ne sont pas colossales, elles sont carrément surhumaines. Hatsune Miku, de fait, n'est pas le produit d'un seul esprit ni même d'une équipe de création, mais d'une communauté grandissante de fans qui mettent la main à la pâte.

Masataka P fait partie de ces artistes que le personnage a inspirés. «J'ai trouvé intéressant qu'une chanteuse qui n'existe pas chante d'aussi bonnes chansons», explique-t-il. Le jeune Japonais a réalisé plus de 20 clips animés mettant en vedette Hatsune Miku à l'aide de MikuMikuDance, un gratuiciel développé par un fan pour faciliter la création de ce genre de vidéos.

L'engouement monstre suscité par Miku a incité Crypton à commercialiser une panoplie de produits: des figurines Hello Kitty avec des cheveux turquoise, des DVD, des mangas et même des craquelins au riz. Un jeu vidéo axé sur la danse développé par SEGA a même eu un effet collatéral inhabituel: la mise sur pied de spectacles mettant en vedette l'idole virtuelle.

«Puisqu'on avait le data pour le jeu, on s'est dit qu'on pouvait essayer de s'en servir pour faire un concert», explique Hiroyuki Itoh. Sa première apparition sur scène a été un choc pour tous chez Crypton. Et un succès.

Miku en Amérique

Les concerts d'Hatsune Miku demeurent néanmoins rares en raison des coûts qu'ils engendrent. Elle s'est produite à quelques reprises en Asie (surtout au Japon) et n'a fait ses débuts en Amérique qu'en juillet dernier, à Los Angeles, grâce à une association avec Toyota, qui a choisi la diva japonaise comme porte-parole publicitaire pour sa Corolla.

Ian Condry, sociologue intéressé par la culture populaire japonaise et professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT), était parmi les quelque 7000 spectateurs. «Toute l'énergie qu'on voit dans un clip de U2, on la sentait dans le concert, raconte-t-il. Juste à côté de moi, deux jeunes gens costumés en personnages animés se disaient à l'oreille qu'ils avaient l'impression d'assister à un événement historique. Je crois que c'était le cas.»

Miku pourrait-elle conquérir l'Amérique. Ses fans n'en doutent pas. Hiroyuki Itoh croit qu'elle pourrait se tailler une place en Occident, mais pas au point de faire concurrence aux stars en chair et en os. «C'est un phénomène de niche, mais c'est très gros pour un phénomène de niche, constate Ian Condry. Je présume que c'est ce qui pourrait se produire aux États-Unis.

Il faudrait toutefois que Crypton arrive avec une version anglaise convaincante. Hiroyuki Itoh prévoit qu'elle sera au point au printemps 2012. L'autre élément qui pourrait freiner la popularité de Miku aux États-Unis est le taux de pénétration du karaoké, activité dans laquelle ses chansons sont très populaires au Japon «Nous n'avons pas cette culture du karaoké», constate le professeur du MIT.

La célébrité en question

Rebecca et son amie Lena, 20 ans, aimeraient bien avoir la chance d'assister à un concert d'Hatsune Miku un jour. «Pour moi, ce qui compte, ce n'est pas qu'elle soit vraie ou non, dit Rebecca. Ceux qui écrivent ses chansons sont vrais. Je crois que c'est aussi humain que n'importe quoi d'autre, c'est juste que tu programmes la chanteuse.»

Ian Condry juge que le phénomène Hatsune Miku jette un éclairage nouveau sur la célébrité. «Ça explique, selon moi, le succès de toutes ces idoles sans talent», lance-t-il. On cherche souvent à expliquer la célébrité en disant qu'untel a un petit quelque chose de spécial, qu'il est authentique ou qu'il ressemble justement à monsieur ou madame Tout-le-Monde. Miku remet tout ça en question.

«Ce qui est fascinant avec Hatsune Miku, c'est qu'elle prouve que tout cela n'est peut-être pas vrai, avance Ian Condry. Elle prouve que la présence d'une personne n'est même pas nécessaire. L'énergie et l'enthousiasme de la foule portent peut-être davantage les vedettes que leur talent intrinsèque.»