Tout au long du Festival de jazz, notre journaliste parcourt les différentes scènes et nous offre un compte rendu des spectacles qui ont retenu son attention.

Christian Scott: en phase parfaite avec son époque

Pour le premier de ses trois concerts prévus à la série Invitation, Christian Scott aTunde Adjuah a dressé une table pour six. Comme annoncé, des mets protéinés ont été généreusement servis jeudi au Gesù.

Une formidable impulsion de la batterie (Corey Fonville) et de la contrebasse (Kris Funn) a eu tôt fait de propulser les souffleurs dans la jazzosphère (Elena Pinderhughes, flûte, Braxton Cook, saxophone alto, Christian Scott, trompettes), pendant que l'accompagnement harmonique au Fender Rhodes ou au piano (Samora Pinderhughes, frangin de la très douée flûtiste) révélait cette approche actualisée dont le jazz a cruellement besoin en 2016.

Ajoutez un nuage d'ondes synthétiques aux interventions humaines en temps réel et vous avez entre les oreilles un exemple probant de ce que devient le jazz aujourd'hui lorsqu'il est pensé par un créateur en phase parfaite avec son époque.

Les références au passé sont là, pourtant : swing polyrythmique, instruments acoustiques, harmonies typiques du jazz moderne. Or, les références au présent finissent par l'emporter avec les greffes et intégrations multiples de musiques contemporaines de toutes souches, sérieuses ou populaires.

La cohésion orchestrale, la densité du jeu d'ensemble, la ferveur collective, l'envergure intellectuelle du discours, la qualité des expressions individuelles. Christian Scott a bien saisi qu'il existe désormais une légion de jeunes virtuoses, il sait choisir les meilleurs et en tirer le maximum.

Pour les amateurs de la mouvance Kamasi Washington, voici le prochain chapitre à absorber.

Wynton Marsalis: un siècle de jazz nous contemple

Sous la gouverne du célébrissime, virtuosissme et trompettissime Wynton Marsalis, l'ensemble new-yorkais Jazz at Lincoln Center Orchestra demeure aujourd'hui l'un des principaux gardiens de la tradition jazzistique, ce qui n'exclut aucunement l'inclusion d'oeuvres contemporaines à ses programmes.

Depuis ses débuts dans les années 80, Wynton aborde le jazz comme les musiciens classiques abordent leur patrimoine européen et occidental. Jeudi à la Maison symphonique, c'était toujours le cas.

Tout au long du concert, le fameux trompettiste explique le comment et le pourquoi de chaque pièce au menu, avant de reprendre sa place au sein de cet orchestre archi-compétent, apte à la reconstitution sonore de toutes les époques et composé de superbes interprètes et improvisateurs. Le leader s'y exprime comme les autres, n'y vole jamais la vedette...

Entre autres pièces jouées à Montréal, on a droit à la relecture rigoureuse d'un extrait de la Far East Suite composée dans les années 60 par Duke Ellington lors d'une tournée en Orient.

On se retrouvera au tout début du siècle précédent pour l'exécution de Dead Man Blues, signée Ferdinand Joseph LaMothe alias Jelly Roll Morton. On nous servira le classique I Got Rhythm de George Gershwin, mais réorchestré par Don Redman, un des premiers grands arrangeurs afro-américains.

Au terme de ce concert pour le moins instructif, nous voilà en 2007 : le Jazz at Lincoln Center Orchestra interprète une pièce résolument contemporaine, signée Ted Nash, intitulée Portrait of Jackson Pollock, coiffée d'un solo magistral signé Wynton Marsalis, trompettiste d'une classe à part.

Un siècle de jazz (ou plus) nous contemple !

Moon Hooch: feu aux poudres, feu au derrière!

Tout récemment, j'ai qualifié Moon Hooch de Black Keys du jazz mais, franchement, je ne m'attendais pas à une telle décharge devant public. Public qui quitte son siège, capote, s'agglutine au pied de la scène, se met à danser, entre en transe ! Les trois albums et vidéos de Moon Hooch annonçaient un trio d'enfer, mais pas un enfer aussi brûlant.

Ces trois mecs de Brooklyn ont le feu au derrière ! Et mettent le feu aux poudres. Deux saxophonistes, ténor et baryton, une clarinette contrebasse, un synthétiseur Moog, une batterie, et c'est tout pour un tel boucan !

Inspirés du rock ou du hip-hop mais surtout de l'électro, les beats sont très carrés et très costauds. Catalysés par leur batteur (James Muschler), les souffleurs (Wenzl McGowen, Mike Wilbur) usent de filtres afin de rendre plus corrosives les expirations et inspirations de leurs poumons infiniment gonflables.

La respiration circulaire est ici au service d'intenses circonvolutions, fort différentes de celles proposées par un Colin Stetson - pour reprendre l'exemple le plus connu des hipsters. Les phrases sont incisives, brèves, redoutablement efficaces, se succédant ad infinitum.

Plutôt que de suggérer des compositions avec intro, chorus et ponts, Moon Hooch préconise un continuum d'effets variés, incandescents, hautement créatifs, servis à la manière d'un crescendo réparti en deux sets paroxystiques. On se souviendra de cette performance « intime » lorsque ce trio sera devenu tête d'affiche.