Le deuil, ou la perspective du deuil, fait de nous des sémiologues en puissance, parfois même des gens très ésotériques. La mort et ses menaces forcent inévitablement cette lecture à rebours, très personnelle, de ce qui a précédé la catastrophe de la perte. À la recherche de signes que, aveuglés comme une taupe bien à l'abri dans la vie «normale», nous n'avons pas su voir. Dans cet au revoir qu'on ne savait pas être le dernier, dans cet ultime message sur le répondeur, dans ces paroles de l'autre où l'on cherche la confirmation qu'il «sentait» le danger, quelque chose de prophétique.

Des signes que «c'était écrit»?

La différence est énorme entre les épargnés (toujours en sursis) et les endeuillés. Elle ne peut être plus évidente en lisant Réanimation de Cécile Guilbert et Le bleu de la nuit de Joan Didion, toutes deux publiées chez Grasset. Réanimation, titre judicieux pour le récit de Guilbert, qui a failli perdre son mari, atteint d'une maladie très rare et souvent mortelle, la «cellulite cervicale». La narratrice attend le réveil de son homme plongé dans le coma, et cette attente la réanime, littéralement, elle, dans ce temps suspendu et angoissant qui sublime les moindres détails. Même ceux de la maladie qu'elle photographie sur le corps de l'aimé, sans hésiter, «comme un paparazzo». «L'existence doit-elle dérailler pour que la pensée s'anime?», écrit-elle. Il y a, dans le roman de Guilbert, la superbe arrogance de celle qui a évité le pire, qui ne témoigne pas moins de la bouleversante fragilité causée par cette brèche sur la mort. Même si on sait que Guilbert est un peu une enfant de Sollers, qui n'a jamais fait dans le pathos. Ce roman, c'est aussi une fascination pour la maladie, sans créer pour autant une écriture «morbide»: «une maladie ne surgit-elle pas d'abord comme une nouveauté radicale, passionnante? Une perspective inédite sur la vie qui, faisant table rase de tout passé, excite par la configuration stupéfiante qu'elle insuffle au réel, aussi cruelle soit-elle?».

Un tout autre registre chez Joan Didion, comme si nous passions de la lumière éblouissante du soleil au crépuscule, pas moins inspirant, qui donne le titre au livre: Le bleu de la nuit cette luminosité particulière des soirs d'été. Didion nous avait soufflés avec L'année de la pensée magique - qui l'a fait découvrir à beaucoup de lecteurs francophones - sur la mort de son mari, publié quelques semaines après la mort... de sa fille, Quintana. Pancréatite, à 39 ans.

Est-il indécent de se demander si on peut coup sur coup écrire sur deux morts si proches sans se répéter? Non, car cette crainte du lecteur se dissipe rapidement à la lecture du roman, qui aborde le deuil, certes, mais surtout notre rapport aux enfants. Didion médite cette phrase: «Quand nous parlons de la mortalité, c'est de nos enfants que nous parlons». Qu'est-ce que ça veut dire au juste? «À mesure que ces pages avançaient, il m'est apparu que leur véritable sujet n'était pas les enfants, en réalité, en tout cas pas les enfants en tant que tels, en tout cas pas les enfants en tant qu'enfants; leur véritable sujet, c'était ce refus ne serait-ce que d'envisager cette idée, cette incapacité à regarder en face ces certitudes que sont la vieillesse, la maladie, la mort. (...) Du jour de sa naissance, je n'ai plus jamais pas eu peur.»

Et cette peur ne cesse pas malgré la disparition de Quintana, qui est une enfant adoptée. Par la suite, elle sera diagnostiquée «personnalité bordeline». Didion explique la nature particulière de l'adoption, et des angoisses de sa fille, qui avait écrit un jour dans son journal d'adolescente: «Dans le poème Endymion il y a un vers qui semble dire la peur de la vie que j'éprouve en ce moment: sombrer dans le néant.» Didion, qui a 75 ans au moment de l'écriture du roman, confesse avoir «vécu jusqu'à ce jour sans croire que je vieillirais.» En cela, elle a une perspective différente de Guilbert, dans la jeune quarantaine.

Au cimetière, sous les noms de son mari et de Quintana, il ne manque plus que celui de Joan Didion. Elle a peur de tout, des voitures, de ne pas pouvoir se lever de sa chaise... du néant. «Je comprends aujourd'hui qu'elle se sentait fragile. Je comprends aujourd'hui qu'elle se sentait comme moi aujourd'hui.»

Didion écrit, en se remémorant le mariage de sa fille: «Notez bien: Nous considérions encore le bonheur et la santé et l'amour et la chance et de beaux enfants comme des «bénédictions ordinaires».»

Cette lecture à rebours, encore. Qui n'a plus grand chose à voir avec les souvenirs. «Comme si les souvenirs étaient un réconfort, écrit-elle. Les souvenirs ne sont rien de tel. Les souvenirs portent par définition sur des temps passés, des choses enfuies. Les souvenirs, ce sont les uniformes de Westlake dans la penderie, les photos craquelées aux couleurs délavées, les invitations au mariage de gens qui ne sont plus mariés, les faire-part de décès de gens dont on ne se rappelle plus le visage. Les souvenirs, c'est ce qu'on ne veut plus se rappeler.»

À lire à vos risques et périls si vous croyez toujours aux «bénédictions ordinaires»...