Tout lecteur, malgré mille précautions au moment de boucler ses valises, finira par déjouer ses plans de lecture en voyage. Simplement parce que l'expérience du voyage transforme en quelque sorte son regard en celui de l'écrivain. Puisque «fainéanter dans un monde neuf est la plus absorbante des préoccupations», écrivait Nicolas Bouvier dans L'usage du monde. Tout voyageur est un petit Nicolas Bouvier en puissance. Pour peu qu'il l'ait lu, du moins.

Le lecteur aura beau avoir pris soin de bourrer ses bagages de lectures soigneusement choisies - celles qu'il se promet depuis longtemps, celles concernant précisément la destination, celles destinées à le plonger dans l'état d'esprit fantasmé avant le départ - c'est toujours un autre livre qu'il rencontrera sur sa route. Et il finira immanquablement par se trouver ridicule d'avoir traîné avec lui un poids supplémentaire, alors que les livres viennent à lui comme les paysages et les gens qu'il rencontre.

Il lui arrive même parfois d'abandonner sur place ce qu'il imaginait être des compagnons de route et qui se retrouvent être la cinquième roue du carrosse, pour lui préférer un livre piqué dans la bibliothèque de ses hôtes, trouvé chez un bouquiniste, offert en cadeau. Parfois, mais très rarement, il rêve d'un titre qu'il hésitait à mettre sur sa liste dans ses préparations. De toute façon, en voyage, tous les romans deviennent soudainement des concurrents au rêve qu'il vit.

Car quand le voyage est digne de son nom, il ne lit pas. Un livre, en tout cas. Trop occupé à décoder le langage du pays nouveau, à tenter de comprendre le récent chapitre de sa vie qui s'écrit ailleurs, à se laisser envahir par ces lectures oubliées, ou dormantes, qui l'ont mené vers ce point précis dans le temps et l'espace. D'autres vies que la sienne, selon le titre du beau roman d'Emmanuel Carrère, lui rentrent dedans plus que les vies de ses proches qui sont en quelque sorte trop liées à lui pour qu'il puisse prendre ses distances - n'est-ce pas, peut-être, ce qui lui donne envie justement de prendre ses distances? C'est bien pour cela qu'il lit, la plupart du temps. En voyage, il a moins besoin de se réfugier dans la fiction, car sa vie devient un roman dont il est le héros. Chaque personne croisée est un personnage. Il voudrait immortaliser des scènes de la vie quotidienne dont il ne voit pas la poésie lorsqu'il est chez lui. Il prend beaucoup de photos. Il écrit.

Le lecteur-voyageur comprend que l'écrivain est dans cet état permanent d'ouverture peu importe où il se trouve. Il voudrait bien conserver cet état qui le transforme en créateur de son existence, mais il reviendra à ce qu'il a quitté - ne l'a-t-il pas quitté pour mieux y revenir? - et pour tuer le temps jusqu'au prochain voyage, il lira ceux qui sont partis pour ne jamais revenir au point de départ.