Le Musée des beaux-arts de Montréal présente, dès samedi, Merveilles et mirages de l'orientalisme - De l'Espagne au Maroc, Benjamin-Constant en son temps, première exposition d'envergure sur l'orientalisme au Canada. La vision occidentale de l'Orient du XIXe siècle est ici exprimée avec quelque 250 oeuvres, dont d'immenses peintures exotiques et colorées... d'un autre temps.

Le terme «Orient» est né du latin ab oriente sol, qui signifie «[là] où se lève le soleil». L'Orient artistique est notamment cet espace sud-méditerranéen qui fascina tant les Européens en quête d'exotisme au XIXe siècle qu'ils inventèrent l'orientalisme, une fantaisie, voire un fantasme libidinal.

Nathalie Bondil, directrice générale et conservatrice en chef du Musée des beaux-arts (MBAM), voulait réaliser une exposition sur ce courant qui a teinté son enfance, puisqu'elle est née au Maroc. N'ayant pas trouvé de spécialiste de Benjamin-Constant (1845-1902), son désir lui a pris des années de travaux, de recherches et de collaborations avec des dizaines d'experts, notamment le Musée des Augustins de Toulouse, qui a présenté une version plus réduite de cette exposition l'an dernier, centrée sur le peintre né à Paris et qui a passé sa jeunesse à Toulouse, où il a fait l'École des beaux-arts.

Benjamin-Constant est encore au coeur de l'exposition montréalaise, mais Nathalie Bondil a voulu en plus développer «les liens amicaux, stylistiques et thématiques» qu'a eus cet artiste avec des peintres français et espagnols imprégnés d'orientalisme tels que Laurens, Fortuny, Regnault, Clairin ou même le romantique Delacroix.

L'Orient, lieu de plaisirs

La visite débute en haut des escaliers intérieurs du pavillon Michal et Renata Hornstein, avec Intérieur de harem au Maroc, la plus grande huile sur toile (3,10 m x 5,27 m) de l'exposition. Celle qui donne le ton de l'Orient perçu alors comme un lieu de plaisirs où des femmes chantent ou jouent de la musique, couchées sur des étoffes chatoyantes.

Dans la première salle, on présente qui était Benjamin-Constant à l'aide de bustes, de portraits et de photographies. Contrairement à celui d'Auguste Rodin, l'atelier de Benjamin-Constant est un salon où se retrouve alors le tout-Paris de la IIIe République. On peut donc voir son épée d'académicien, ses études préparatoires de tableaux, des tapis persans en laine, des faïences, notamment un vase brûle-parfum en grès, et d'autres souvenirs de ses voyages en Orient.

La deuxième salle présente l'Orient dans l'histoire méditerranéenne avec des toiles de Jean-Paul Laurens, comme la très intense Saint Jean Chrysostome et l'impératrice Eudoxie, décrivant un épisode de l'histoire de Byzance se déroulant dans la basilique Sainte-Sophie. Peinte vers 1895-1898, la toile sombre Salomé avec la tête de saint Jean-Baptiste, de Benjamin-Constant, rappelle les gravures de Gustave Doré.

Dans cette salle, un rai de lumière évoquant le soleil oriental a été reproduit au sol par le scénographe Maxime-Alexis Frappier. Il a judicieusement installé un tapis de céramiques - dans les doux tons de blanc et de gris - qui se prolonge sur un pilier central où l'on a placé Tête de Maure, une magnifique huile d'Henri Regnault, ce peintre orientaliste mort prématurément durant la guerre franco-prussienne de 1871.

Espagne et Maroc

Les toiles évoquent ensuite l'alhambrisme, l'influence de l'Alhambra de Grenade et de son exotisme andalou chez les peintres orientalistes. Avec notamment des oeuvres de Clairin, Regnault et Benjamin-Constant, dont son oeuvre Le lendemain d'une victoire à l'Alhambra, de 1881, qui fait partie des quatre toiles du peintre que possède le MBAM.

Beaucoup plus éclairée, la salle suivante présente des oeuvres reliées à Tanger, la «ville blanche» cosmopolite et stratégique. Mais aussi au Maroc en général. C'est la salle des grandes toiles, avec Le jour des funérailles, scène du Maroc, une peinture du Toulousain sur le deuil, avec le mort entouré de ses objets précieux et de quatre pleureuses muettes qui le veillent. Mais aussi sa magnifique Les derniers rebelles, de 1879, une scène près des hauts murs de Marrakech où le sultan regarde les cadavres de ceux qui ont osé le défier. Un tableau sur la soumission, le châtiment, l'obsession de la convoitise ou le désir de justice.

Il y a aussi de plus petits formats avec notamment La danse du foulard, qui témoigne de l'amour de Benjamin-Constant pour les couleurs éclatantes. Et quelques oeuvres d'Eugène Delacroix.

La salle du harem intitulée «Fantasmes et mensonges» contient des peintures de Gérôme, mais aussi La favorite de l'émir où Benjamin-Constant a représenté une esclave vierge (odalisque) alanguie sur un canapé recouvert d'étoffes et bercée par la musique d'un oud. Une représentation conforme à la volonté de domination masculine de l'époque. On apprend d'ailleurs que Benjamin-Constant raconte dans ses Feuillets d'un carnet de peintre la réaction qu'il a eue après avoir pénétré dans l'espace réservé aux femmes d'une maison marocaine. Une réaction qui semble d'un autre temps.

«Vous sentez qu'elles ne sont pas le moins du monde embarrassées et qu'elles sont dépourvues de toute faculté d'analyse, dépourvues de raison, de volonté, d'âme: ce sont de jolis petits animaux, dont la fonction est de vivre et de déployer, par des gestes lents et rares, les lignes subtiles de leur beauté.»

Nathalie Bondil a d'ailleurs eu une idée bienvenue pour mettre les choses en perspective. Accueillir dans cette salle - où l'on a reconstitué un divan marocain entouré de panneaux de moucharabieh - des oeuvres de trois artistes marocaines contemporaines. Il y a notamment une photographie de Lalla Essaydi, La sultane, représentant une femme dont le corps est entièrement tatoué au henné de calligraphie coufique. Elle tient une colombe dans la main. À la fois représentation orientaliste et revendication de liberté.

Au Musée des beaux-arts de Montréal, du 31 janvier au 31 mai.

Autre temps, autres moeurs

En ces temps de perturbations internationales où le monde musulman est secoué à la fois par le terrorisme et l'islamophobie tandis que les pays occidentaux méditent, selon leur rythme propre, leurs erreurs du passé, l'exposition Merveilles et mirages de l'orientalisme - De l'Espagne au Maroc, Benjamin-Constant en son temps génère, malgré soi, un léger malaise, issu notamment d'un sentiment de culpabilité.

Les plus âgés d'entre nous ont parfois grandi avec ces belles images orientalistes remplies de féerie et de désir. Des images qui ont fait rêver et ont contribué à ouvrir nos esprits à cet «Autre» que l'on ne connaissait pas. Les prises de conscience, aidées par la floraison d'artistes marocains, algériens, tunisiens, égyptiens ou libanais - notamment écrivains -, ont ouvert la voie à bien des changements de mentalité depuis la période orientaliste.

Mais il est difficile de visiter cette exposition sans penser au colonialisme européen et à cette façon passéiste de considérer les civilisations non occidentales avec condescendance. Une vision qui ne semble pas avoir complètement disparu. Un ministre de la République française n'a-t-il pas dit, en 2012, que toutes les civilisations «ne se valaient pas»...

Ainsi, pour éviter de véhiculer des stéréotypes sur le monde arabe et les musulmans, Nathalie Bondil a pris la peine de préciser - dans un texte introductif de l'exposition transcrit sur le mur d'entrée - qu'il fallait tenir compte du contexte de l'époque. Le regard porté par les peintres du XIXe siècle sur les sociétés et les cultures «orientales» n'était pas toujours celui que l'on tente de promouvoir aujourd'hui pour favoriser un monde aux relations plus harmonieuses.

Recul nécessaire

Les odalisques de Benjamin-Constant et de ses pairs évoquent parfois des moeurs qui considéraient, par exemple, la femme sinon comme un objet, en tout cas comme loin d'être l'égale de l'homme. «Il y a des oeuvres que l'on ne peut regarder sans avoir un certain recul, dit Nathalie Bondil. Mais je crois que les artistes étaient quand même sincères. Ils voulaient exposer la beauté de ces rites. Eugène Delacroix montrait une belle humanité dans ses écrits.»

Peintre, calligraphe et écrivain, Mehdi Qotbi préside la Fondation nationale des musées marocains. Il est en visite à Montréal notamment pour signer avec le MBAM une entente de coopération. Hier, il a dit à La Presse son réel bonheur de voir cette exposition. Il a ajouté ne pas avoir été choqué par quoi que ce soit et a rappelé que le Maroc n'avait jamais été colonisé par la France, mais qu'il était sous sa protection. Il suggère que le temps a passé, mais que l'art demeure. «L'orientalisme, c'était de donner une image d'un Orient qui était inaccessible, contrairement à aujourd'hui», a-t-il dit.