La nomination de Marie Grégoire, communicatrice politique et ex-députée adéquiste, à la tête de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) suscite un profond malaise dans le milieu des bibliothécaires, archivistes et éditeurs.

« C’est une nomination qui est partisane, politique, fulmine Marie D. Martel, professeure adjointe à l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information de l’Université de Montréal (UdeM). Malheureusement, il n’y a rien dans le profil de Mme Grégoire qui correspond aux attentes et aux compétences qu’exige le poste. »

Je pense que l’ensemble du milieu est en état de choc, de stupéfaction. Les milieux documentaires avaient déjà communiqué certaines attentes et fait part publiquement des enjeux actuels.

Marie D. Martel, professeure adjointe à l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information de l’UdeM

Dans une lettre publiée dans Le Devoir le 8 juin, la chercheuse et une quinzaine de ses collègues à l’UdeM exposaient les défis colossaux – technologiques et budgétaires – de BAnQ et plaidaient pour la nomination d’un dirigeant « avec des qualifications véritables et appropriées pour les affronter ».

« Dans l’appel pour l’embauche, c’était écrit noir sur blanc que ça prenait une connaissance particulière dans le domaine de la bibliothéconomie, des sciences de l’information et de la gestion documentaire, fait remarquer Mme D. Martel. On se demande ce qu’on a écrit dans la case associée à ce critère de sélection pour recommander Mme Grégoire, qui est sans doute quelqu’un de fort compétent dans d’autres domaines. »

Une vingtaine de candidatures

Le curriculum vitæ de la communicatrice politique et ex-députée de l’ADQ, parti qui s’est greffé à la CAQ en 2012, a été retenu parmi une vingtaine de candidatures. Le Conseil des ministres a entériné la nomination mercredi.

« Rien, mais alors absolument rien dans le CV de Marie Grégoire ne justifie sa nomination à ce poste d’une importance capitale, a pour sa part écrit Patrick Poirier, directeur des Presses de l’Université de Montréal, sur Facebook. C’est une farce sans nom. Honte à ce conseil des ministres qui, visiblement, ne pige pas du tout ce qu’il en est de piloter une institution comme BAnQ. Quelle misère. »

« Mme Grégoire est une excellente communicatrice, mais est-ce suffisant pour être à la tête d’une institution culturelle aussi capitale que BAnQ ? », s’est-il enquis à La Presse.

« On est déçus, lance Julien Bréard, président de l’Association des archivistes du Québec. On aurait aimé que ce soit quelqu’un avec une formation de bibliothécaire ou d’archiviste, ou à la limite spécialisé dans les technologies de l’information. J’ai l’impression que Mme Grégoire n’a pas ces compétences-là. »

Le choix du C.A., assure Québec

Le gouvernement Legault assure que le Conseil des ministres a respecté les souhaits du conseil d’administration (C.A.) de l’institution. « Le conseil d’administration de BAnQ a recommandé la candidature de Mme Grégoire en raison de ses compétences pour assumer ce poste, ce qui demeure pour nous le principal critère dictant le choix de cette nomination », écrit dans un courriel à La Presse Louis-Julien Dufresne, attaché de presse de Nathalie Roy, ministre de la Culture et des Communications.

« Si c’est le cas, je remets en doute le travail du C.A. quant à ces recommandations, laisse tomber Marie D. Martel. Cela dit, si elle faisait partie des personnes recommandées, y’avait-il un ordonnancement dans les recommandations ? Y avait-il un premier, deuxième, troisième, quatrième choix ? »

La Fédération des milieux documentaires (FMD), dans un communiqué, félicite Marie Grégoire et lui souhaite la bienvenue. Elle laisse toutefois entendre que les recommandations du C.A. n’ont pas été prises en compte par le gouvernement de la CAQ.

Le C.A. de BAnQ a effectué une recherche de candidats potentiels selon un processus exigeant, engageant du temps et des coûts. Selon nous, il aurait été de l’intérêt supérieur de BAnQ d’écouter ces recommandations.

Tristan Müller, président de la Fédération des milieux documentaires

« Les administrateurs de BAnQ ont une grande connaissance de l’institution et sont les mieux placés pour trouver la personne idéale, qui répond au mieux au profil de compétences exigé pour le poste. »

Aucun membre du C.A. n’a répondu aux appels et aux courriels de La Presse. « Les travaux du comité des ressources du C.A. sont confidentiels », a quant à elle précisé Luci Tremblay, directrice des communications de BAnQ.

Du côté de la Corporation des bibliothécaires professionnels du Québec, la vice-présidente Maude Larente persiste à croire que « la nomination d’un bibliothécaire ou d’un archiviste aurait été idéale ». Elle est toutefois satisfaite que le processus de remplacement de Jean-Louis Roy, qui a annoncé son départ de la tête de l’institution à la fin du mois de mai, ait été rapide. « On va être heureux de collaborer avec la personne en poste et lui offrir l’expertise de notre C.A. et de nos membres. »

Des défis colossaux

Jean-Louis Roy, prédécesseur de Marie Grégoire à la tête de BAnQ, n’a voulu faire de commentaires ni sur la nomination ni sur son processus, soutenant qu’il avait fait part de ses doléances au moment de son départ.

Il énumérait, le 28 mai dans Le Devoir, une liste des défis technologiques qui attendaient la personne qui lui succéderait aux commandes de l’institution : « renouvellement de ses infrastructures numériques dont plusieurs sont obsolètes ; garantie du maintien de ses équipes de numérisation ; déploiement d’un dépôt numérique fiable et passage accompli à l’infonuagique ; inclusion de la production numérique dans notre dépôt légal pour assurer la conservation ».

Ce virage nécessaire et espéré est toutefois compromis par le sous-financement chronique de BAnQ, prévient un rapport de Raymond Chabot Grant Thornton commandé par l’institution et le ministère de la Culture et des Communications. Une subvention de fonctionnement insuffisante – 50,7 millions en 2020, soit moins qu’en 2009 – se soldera par un déficit d’environ 34 millions en six ans, selon la firme comptable. Pire : cette somme ne tient pas en compte des investissements nécessaires pour le maintien des infrastructures, du parc informatique et des collections.

En ce sens, Marie Grégoire ne pourrait-elle pas convaincre le gouvernement Legault d’investir massivement dans l’avenir de BAnQ ?

« Ses entrées auprès du gouvernement actuel sont déjà bien établies, et c’est probablement ce qui a été sa principale qualité pour accéder au poste », dit Marie D. Martel.

On va voir si son capital de sympathie est suffisamment fort pour qu’on rétablisse la situation quant aux contributions gouvernementales. Il faut faire des ajustements au budget de fonctionnement.

Marie D. Martel

La professeure adjointe ajoute que la crise de la COVID-19 a engendré « un rebrassage sur le plan des rôles et des missions. » Elle aurait souhaité la nomination d’un candidat d’expérience « capable de bien lire l’environnement technologique et de bien prioriser en fonction du budget ».

« Est-ce que Mme Grégoire va avoir le temps d’apprivoiser l’institution, sa culture, pour appliquer le virage technologique ? se demande Julien Bréard, de l’Association des archivistes du Québec. Ça fait partie de nos craintes. On ne dit pas qu’elle n’a pas les aptitudes pour comprendre, mais on a peur que ça prenne plusieurs années pour saisir les subtilités et acquérir les connaissances propres à BAnQ, et que les changements arrivent à la fin de son mandat ou ne soient jamais faits. On va quand même laisser la chance au coureur. Peut-être qu’elle va nous impressionner, nous surprendre. »

« Ce n’est pas la première fois que ce n’est pas un bibliothécaire ou un archiviste à la tête de BAnQ, et l’institution a pu se développer, nuance Mme Larente, de la Corporation des bibliothécaires professionnels du Québec. On veut aller de l’avant et espérer le mieux, avec un réinvestissement et le développement du numérique. »

700 employés dans 12 édifices

L’animatrice de Ça prend un village au côté de Vincent Graton à ICI Première dirigera près de 700 employés répartis dans 12 édifices qui accueillent pas moins de 2 millions de visiteurs chaque année. « Mme Grégoire a notamment fait sa marque en tant qu’entrepreneure et gestionnaire dans les milieux des relations publiques, de la publicité, et de l’édition, en plus d’être une communicatrice aguerrie », énumère Louis-Julien Dufresne, attaché de presse de Nathalie Roy. « Au cours des 18 dernières années, Marie Grégoire a par ailleurs été sollicitée par plusieurs tribunes en raison de sa capacité d’analyse objective de l’actualité. »

Jointe par La Presse, Marie Grégoire, qui sera officiellement en poste à compter du 9 août, dit vouloir parler à ses nouveaux collègues avant de s’entretenir avec les médias.