Coup de gueule - Après un mois de représentations au Festival Off d'Avignon, l'auteur, acteur et metteur en scène Mani Soleymanlou présente sa brillante trilogie (Un, Deux, Trois) au Théâtre d'Aujourd'hui jusqu'au 17 octobre. Il prépare pour mars à La Licorne la première pièce d'une nouvelle trilogie (Ils étaient quatre, qui sera suivie de 5 à 7 et Huit). Discussion sur l'identité avec un artiste québécois de 33 ans, d'origine iranienne, qui a vécu à Paris et Toronto avant de s'établir à Montréal.

J'ai envie de te parler d'identité parce que c'est une question dont tu traites beaucoup dans tes pièces. Tu as mis un point final à ta trilogie, mais où en es-tu dans ta réflexion aujourd'hui?

Je pense que je suis rendu dans un cul-de-sac! On dirait que plus j'avance, moins c'est clair. Avec Un, les choses n'étaient déjà pas très claires; avec Deux, la confusion était intéressante; dans Trois, tout devient de plus en plus flou. À un moment donné, tu as trop de choix. C'est comme un buffet identitaire «all you can eat» où tu trouves autant d'identités qu'il y a d'êtres humains sur la planète. La quotidienneté de la chose, je commence à m'en foutre un peu. Est-ce que je dois réactualiser ma pièce? Trois s'inspire de choses qui ont été dites en juin dernier, et dont on ne parle déjà plus... La Charte, les Janettes, c'est déjà obsolète. C'est bizarre.

Ça t'inquiète qu'on n'en parle plus? Plusieurs préfèrent considérer la Charte des valeurs comme une erreur stratégique d'un parti à la dérive. Comme si elle n'avait jamais existé.

C'est ça qui est terrible. Ce débat a existé pour une raison. Il y a eu des répercussions et il faut les gérer. J'ai l'impression, par exemple, que la manière dont les médias québécois parlent des islamistes qui décapitent les gens - sans doute que je m'avance en terrain miné ici - et la manière dont ces informations sont reçues ne sont pas étrangères au climat malsain entourant le débat sur la Charte.

Notre vision des événements est forcément teintée par nos propres débats et par le climat général de méfiance envers le musulman, qui est dans l'air du temps.

Je ne suis pas musulman du tout. J'ai écrit quelque chose dans Trois que j'ai enlevé: que j'avais envie parfois de l'être juste pour faire chier, m'amuser davantage avec le sujet et aller à l'encontre d'une certaine islamophobie. Pas pour protéger l'islam ou les musulmans. J'ai fui un régime islamique avec ma famille. Mais j'ai souvent l'impression que le «ils» dont on parle en désignant les radicaux islamistes ratisse beaucoup plus large. On a besoin de créer une peur générale, de justifier l'envoi de troupes en Irak.

On a créé un climat de paranoïa face à l'islam, depuis le 11-Septembre, qui me rappelle celui qui existait quand j'étais petit face au communisme. On nous terrorisait avec des téléfilms comme The Day After qui nous faisaient croire à une guerre nucléaire imminente. Ces décapitations diffusées sur YouTube sont des images fortes. C'est l'effet escompté par les terroristes. Mais des gens qui se font assassiner, il y en a beaucoup, partout, que l'on ne voit jamais...

Pourquoi décide-t-on de diffuser ces images dans les médias? De nourrir cette paranoïa? Je me pose aussi la question. Les images dont je parle dans Un, à propos des manifestations en Iran en 2009, faisaient partie d'un nouveau phénomène. Cinq ans plus tard, c'est presque devenu banal. J'ai des amis Facebook qui relaient quotidiennement des images du groupe État islamique. Ces images ont forcément un impact sur notre perception du monde.

Après trois pièces sur le même thème, as-tu peur d'être emprisonné dans un carcan identitaire?

J'ai envie d'aller ailleurs, ce que je ferai dans mes trois prochaines créations. C'est dangereux, ce sujet-là. En France, la réaction a parfois été très violente. Après une représentation d'Un, un garçon de 13 ou 14 ans m'a dit: «Monsieur, pourquoi vous dites que le voile, c'est mal?» Je lui ai répondu que je n'avais pas dit ça. Il m'a dit: «Vous avez dit que c'était un objet d'oppression et de répression.» " Plusieurs adolescentes l'ont applaudi dans la salle. J'ai dû expliquer le contexte social de l'époque en Iran, le regard que ma mère posait sur le voile. C'était très tendu. Ces discussions-là nous brusquent.

Le danger, quand les gens se braquent, c'est de s'enfoncer dans une spirale. Je pense à Dieudonné. Il avait sans doute de bonnes raisons au départ de se sentir ostracisé pour ses transgressions. Mais il s'est acharné dans sa position de martyr du lobby juif, il a oublié qu'il était un artiste et il a fini par donner raison à ses détracteurs.

J'ai été beaucoup influencé par le jeu de Dieudonné et j'ai défendu son droit de parole. La nuance est très importante dans ces sujets-là. Même si je sais que des choses terribles ont été dites, la France a au moins le mérite d'oser débattre de ces questions-là. C'est un cliché de le dire, mais pourquoi n'a-t-on pas pu débattre réellement de la Charte au Québec? Un débat de fond. Pourquoi n'en parle-t-on plus aujourd'hui? Il faut aussi prendre nos responsabilités.

Tu abordes dans Un et Deux le concept du multiculturalisme tel qu'imaginé par Pierre Elliott Trudeau, qui est très suspect pour bien des intellectuels québécois. Plusieurs y voient une manière de marginaliser les groupes minoritaires plutôt que de les intégrer. Tu as vécu à Toronto où le multiculturalisme est un modèle accepté. Comment perçois-tu tout ça?

Je pense qu'il y a une question du rapport à l'autre qui est différente au Québec. Cela vient de blessures historiques, et de notre peur d'être assimilés. Mais je ne vois pas de mal à ce qu'au Québec, comme à Toronto ou dans le reste du Canada, il puisse y avoir une coexistence de différents groupes qui ne renient pas leurs racines. Même si je comprends le danger de ça.

Le danger des ghettos culturels...

Ils existent déjà! C'est la nature humaine. On peut bien cracher sur le multiculturalisme, mais il y aura toujours un Quartier chinois, une Petite Italie, un West Island plus anglophone. Y a-t-il une meilleure façon de coexister que ça? On ne m'en a pas fait la preuve. Ce dont je suis convaincu, c'est qu'il faut cesser de se définir par opposition aux autres. Cesser d'avoir peur de l'autre. Et de débattre.

Ses essentiels

ROMAN

Le zen dans l'art chevaleresque du tir à l'arc de Herrigel

MUSIQUE

Ferré chante Aragon ou The Notorious B.I.G. - Greatest Hits

FILM

Goodfellas de Martin Scorsese

ART

L'homme qui chavire de Giacometti et toutes les sculptures de Ron Mueck

DANSE

Suns de Hofesh Shechter