Un groupe de pseudo-conseillers financiers a recommencé à vendre un abri fiscal controversé aux investisseurs alors que les autorités viennent de sanctionner sévèrement le stratagème multimillionnaire, a appris La Presse.

Jusqu'à récemment, le produit financier était connu sous le nom de Prospector. Il porte maintenant la dénomination sociale Edge ou Highshare. L'abri fiscal est accessible à un investisseur moyennant le versement de quelques dizaines de milliers de dollars, mais il est fortement contesté par le fisc.

Ces derniers mois, l'Autorité des marchés financiers (AMF) et Revenu Canada ont obtenu des verdicts de culpabilité contre Réseau Prospector et son promoteur Claude Duhamel. En mars, l'AMF leur a imposé des amendes de 302 000 $ pour collecte illégale de fonds, une somme qui s'ajoute à l'amende de 1,4 million réclamée à l'automne par Revenu Canada pour fraude fiscale. La stratégie avait attiré environ 400 dentistes et autres professionnels au Canada, qui y avaient investi 35 millions.

Or, les principaux acolytes de Prospector ont recommencé à vendre la même formule sous le nom Edge/Highshare avec l'objectif de recueillir entre 10 et 30 millions.

D'abord, Claude Duhamel a participé à une tournée de vente du produit Edge en 2014 alors qu'il était toujours sous le coup d'une poursuite de l'AMF pour Prospector, selon des documents obtenus par La Presse. Montréal, Toronto, Vancouver, Calgary : en tout, 56 présentations ont été faites à des candidats investisseurs.

Au bureau de Highshare à Montréal, le réceptionniste nous a confirmé mercredi que Claude Duhamel travaillait bien pour l'organisation. Lors de notre passage, il était en voyage à New York et ne devait revenir au bureau que lundi, nous a-t-on dit.

Officiellement, le directeur du développement des affaires de Edge/Highshare est Benoit Mercier, qui a été lié à Prospector pendant plusieurs années. Benoit Mercier est ce financier qui a été lourdement sanctionné par les autorités dans une autre affaire en 2012 (voir autre texte).

Parmi les autres partenaires de Prospector maintenant actifs pour le compte de Edge se trouvent Thomas Jones, David Cournoyer, Jean-Claude Morinville et Andrew Murray. Les quatre sont de bonnes relations de Claude Duhamel.

Aujourd'hui, le produit Highshare est toujours vendu sur le site internet highshare.com et celui de Edge, sur myedgefranchise.com.

JUTEUSES DÉDUCTIONS FISCALES

Tout comme Prospector, Edge propose un abri fiscal aux investisseurs sous la forme d'achat d'une franchise qui commercialise des logiciels (stockage infonuagique). Selon ce modèle d'affaires, l'investisseur achète la franchise à crédit, mais déduit la quasi-totalité de son coût d'achat de son revenu imposable.

Le montage financier est décrit en détail dans un document dont nous avons copie.

En principe, une franchise Edge coûte 114 000 $. Dans les faits, les débours de l'investisseur se limitent à 26 000 $ sur trois ans. Et grâce au montage financier, il lui est techniquement possible de réclamer de juteuses déductions fiscales de 112 850 $, selon le document.

L'avantage fiscal est apparemment possible grâce à un mécanisme d'emprunt de l'essentiel du coût d'acquisition de la franchise (114 000 $) auprès du franchiseur situé à la Barbade.

Le remboursement de l'emprunt est lié aux revenus futurs de la franchise. Or, par le passé, comme ce fut le cas avec Prospector, l'absence de revenus significatifs a fait en sorte que ce sont les contribuables canadiens qui ont financé l'organisation. Et au bout du compte, le fisc a réclamé le remboursement des déductions aux investisseurs mal pris.

Deux lecteurs ont alerté La Presse du retour de Prospector, version 2.0. L'un d'eux nous indique qu'un de ses proches a déjà reçu son remboursement d'impôt pour Edge. Et qu'un autre attend le sien, totalisant 35 000 $. 

« Avec ce qu'on sait de Prospector, les franchises Edge sonnent louche », affirme un lecteur de La Presse, qui s'est plaint à l'AMF.

Prospector était elle-même une énième version du même abri fiscal. Depuis 12 ans, les Cierra, Prospector, Mail-it-Safe, Challenge your World et maintenant Edge procèdent toutes de la même façon. L'organisation de Claude Duhamel attire des investisseurs avec un produit technologique dernier cri qui est admissible, en principe, à de généreux abris fiscaux.

Après enquête, le fisc conteste la formule. Chaque fois, le processus pour punir les auteurs s'étire sur plusieurs années. Par exemple, Claude Duhamel et Prospector ont plaidé coupable à des acquisitions de fraude fiscale récemment, cinq ans après le début de l'enquête de Revenu Canada.

LÉGITIMITÉ

Aujourd'hui, les promoteurs de Edge clament la légitimité de leur abri fiscal. Ils citent dans leurs documents la décision de la Cour canadienne de l'impôt de mai 2013 qui rejetait la cotisation de l'Agence du revenu du Canada à l'endroit d'André Drouin, franchisé Prospector.

« Cette victoire convaincante sur l'Agence est attribuable en grande partie aux efforts des membres de l'équipe de Edge, qui travaillaient à l'époque pour les franchisés Prospector », y lit-on.

Revenu Canada a toutefois estimé qu'il s'agit d'une cause particulière et a maintenu ses réclamations envers les autres investisseurs, tout comme Revenu Québec.

Benoit Mercier n'a pas répondu à nos appels et n'a pas voulu nous rencontrer quand nous nous sommes rendus chez Highshare, rue Saint-Ambroise, à Montréal. David Cournoyer n'a pas rappelé La Presse, et Jean-Claude Morinville nous a dirigés vers l'avocat Jean-François Dorais, qui n'a pas rappelé La Presse.

Quant à Thomas Jones, devenu président de l'entité qui vend les logiciels, appelée Edge of Command, il soutient que son rôle est de faire de vraies ventes au bénéfice des investisseurs-franchisés. M. Jones dit avoir rencontré le département de la planification fiscale « agressive » de Revenu Canada au sujet de Edge. « Si Edge fait des revenus et que les franchisés paient des impôts sur les revenus, le fisc ne fera pas d'histoire », affirme-t-il.

Le porte-parole de l'Autorité, Sylvain Théberge, n'a pas voulu confirmer ou infirmer la tenue d'une nouvelle enquête.

UNE HISTOIRE QUI SE RÉPÈTE

2002 : Première apparition de l'abri fiscal du promoteur Claude Duhamel visant les investisseurs, appelé Cierra

2003 : Claude Duhamel est radié pour 10 ans par la Commission des valeurs mobilières du Québec, ancêtre de l'Autorité des marchés financiers, dans une affaire parallèle. L'abri fiscal Prospector fait son apparition et attirera 400 investisseurs entre 2003 et 2009.

2006 : Le fisc conteste les déductions des investisseurs liées aux licences Cierra.

2009 : Enquête criminelle du fisc à l'endroit de Claude Duhamel et du Réseau Prospector. Le fisc réclame des remboursements aux investisseurs de Prospector.

2010 : L'AMF dépose des accusations à l'endroit de Claude Duhamel et du Réseau Prospector pour collecte illégale de fonds.

2012 : Benoit Mercier est radié pour un an de la Chambre de la sécurité financière, dans une autre affaire parallèle.

2013 : Victoire d'André Drouin, franchisé Prospector, à la Cour canadienne de l'impôt. Nouvelle version de l'abri fiscal du groupe Duhamel appelé Edge/Highshare, qui vise des centaines d'investisseurs.

2014 : Claude Duhamel plaide coupable à des accusations de fraude fiscale.

2015 : Réseau Prospector plaide coupable à des accusations de fraude fiscale. Claude Duhamel et Réseau Prospector plaident coupable à des accusations de collecte illégale de fonds portées par l'AMF.

Un avis d'un cabinet d'avocats sert d'argument de vente

L'avis juridique du cabinet d'avocats montréalais Lapointe Rosenstein Marchand Melançon sert d'argument pour vendre l'abri fiscal controversé de l'organisation Edge.

Dans un échange de courriels avec un investisseur, le vendeur Benoit Mercier fait référence à la « lettre de confort » produite par Lapointe Rosenstein. Cet avis juridique de huit pages, dont nous avons copie, précise qu'aucun recours judiciaire n'est en vigueur contre Edge ou son gestionnaire au Québec.

De plus, l'avis donne une opinion favorable sur la solution logicielle proposée par Edge (stockage infonuagique) et, surtout, sur la mécanique fiscale de l'organisation.

Jugement de la Cour canadienne

Pour fonder son argument fiscal, le cabinet d'avocats s'en remet au jugement de la Cour canadienne de l'impôt de mai 2013, qui rejetait la cotisation de Revenu du Canada à l'endroit d'un franchisé Prospector (André Drouin). 

« Il est raisonnable de penser qu'une cour pourrait arriver aux mêmes conclusions à l'égard de la franchise Edge. » - Extrait de la lettre du cabinet d'avocat

Cette lettre, datée de novembre 2013, reste toutefois muette sur les nombreux avis de cotisation de Revenu Québec encore en vigueur à l'endroit des franchisés Prospector. Même silence à l'égard des pénalités et des intérêts que Revenu Canada continue de réclamer au grand désespoir des franchisés Prospector en 2015.

La plupart des investisseurs-franchisés de Prospector sont défendus contre le fisc par l'avocat Jean-François Dorais, de Lapointe Rosenstein. À la suite de la décision Drouin, ce cabinet a négocié une entente-cadre avec Revenu Canada visant à mettre fin au litige impliquant les franchisés Prospector.

Dans une lettre transmise aux franchisés Prospector, Me Dorais soutient que ces derniers recevront leur projet de règlement avec Revenu Canada d'ici la fin de l'été 2015. L'entente, de nature confidentielle, n'a toutefois pas permis d'alléger la facture en pénalités et intérêts que réclame le fisc aux investisseurs de Prospector, selon la lettre.

Cause particulière

Après le jugement Drouin, faut-il dire, Revenu Canada a estimé qu'il s'agissait d'une cause particulière, maintenant alors ses réclamations envers les autres investisseurs, tout comme Revenu Québec.

Jean-François Dorais continue ses démarches auprès de Revenu Québec en vue d'arriver à un accord semblable à celui conclu avec Revenu Canada, selon la lettre. Ni Me Dorais ni aucun autre associé de Lapointe Rosenstein n'ont rappelé La Presse pour commenter.

Les employés-clés de Edge

Les principaux protagonistes de l'organisation Edge/Highshare sont bien connus des autorités. Ils sont tous liés au défunt réseau Prospector ou à son promoteur Claude Duhamel, qui ont été lourdement sanctionnés. En voici un portrait.

Claude Duhamel

Claude Duhamel était l'âme dirigeante de l'abri fiscal Prospector et de ses versions précédentes. Il travaille aujourd'hui en sourdine pour Edge. L'an dernier, alors qu'il était poursuivi par le fisc et l'Autorité des marchés financiers, il a participé à une tournée de vente pancanadienne du nouveau produit Edge. Les amendes imposées par Revenu Canada et l'AMF contre l'homme d'affaires et son réseau depuis l'automne totalisent 1,7 million. En 2003, le financier s'était vu interdire de pratiquer le métier de courtier pour une période de 10 ans, après avoir fait une collecte illégale de fonds et communiqué aux investisseurs de l'information fausse et trompeuse.

Benoit Mercier

Benoit Mercier agit comme directeur du développement des affaires de Edge depuis mars 2014. Il avait investi personnellement dans Prospector et il a eu maille à partir avec Revenu Québec pour cet investissement entre 2007 et 2013. À l'automne 2012, Benoit Mercier a été radié pendant un an par la Chambre de la sécurité financière dans une autre affaire, en plus de payer une amende de 96 000 $ à l'AMF. Cette autre affaire, non liée à Prospector, portait le nom de Centre de traitement d'information de crédit (CTIC). Benoit Mercier avait alors recueilli 610 000 $ auprès de 10 investisseurs entre 2005 et 2008 sans détenir le permis valide pour ce faire. La plupart des investisseurs, peu expérimentés en matière de placements, ont perdu leur mise. CTIC se spécialisait dans l'affacturage et promettait des rendements pouvant atteindre 12 %. L'organisation avait illégalement soutiré 2,5 millions à 61 investisseurs avant de déclarer faillite. Benoit Mercier ne s'est pas réinscrit pour un permis de l'AMF après sa période de radiation, selon nos vérifications.

Jean-Claude Morinville

Jean-Claude Morinville était encore tout récemment président de l'association qui regroupe les investisseurs de Edge. Au téléphone, le conseiller a reconnu avoir vendu des produits Edge. En 2009, un document de Revenu Canada affirmait que M. Morinville avait touché plus de 100 000 $ en commissions pour la vente de produits Prospector.

Thomas Jones et David Cournoyer

Thomas Jones est un partenaire de longue date de Claude Duhamel. Il a travaillé pour Prospector ou ses ancêtres depuis 2000. Aujourd'hui, il est président de la société Edge of Command, mandataire des investisseurs. Le deuxième nom qui figure au registre officiel de Edge of Command est David Cournoyer. L'informaticien présente Claude Duhamel comme son cousin sur sa page Facebook.

Andrew Murray

Andrew Murray est l'administrateur désigné pour la firme Edge Software, installée dans le paradis fiscal de la Barbade. Murray a joué ce rôle pour Prospector dans le passé, comme il l'avait fait pour deux autres organisations québécoises de collecte de fonds sanctionnées par les tribunaux, qui ne semblent pas liées à Prospector.