En 1975, André Sarasin a été nommé directeur général de l'usine de papier White Birch, à Québec, avec le mandat de fermer boutique. Deux mille cinq cents personnes y travaillaient.

«Les propriétaires de l'époque, des Britanniques, avaient en main une étude de la firme de consultants McKinsey qui concluait qu'il n'y avait plus rien à faire avec l'usine», raconte l'ancien patron, attablé devant une assiette matinale d'oeufs-saucisse.

Il a pris le temps d'arriver, d'étudier la situation, et il a convaincu ses patrons de garder l'usine ouverte. Ils ne l'ont pas regretté. Des Japonais l'ont ensuite achetée et y ont investi beaucoup d'argent pour moderniser et relancer l'usine de papier journal sur une voie plus prometteuse, celle des papiers dits de spécialité.

André Sarasin est un peu nostalgique de cette période où tous les espoirs étaient encore permis. «On voyageait en première classe, à l'époque», souligne-t-il. Il a aussi beaucoup aimé travailler pour les Japonais. «Ils avaient une vision, dit-il. Ils croyaient au désencrage et aux papiers de spécialité.»

Quand ils ont revendu la Daishowa à Enron en 2001, les Japonais en ont obtenu la coquette somme de 550 millions. Prise dans la nébuleuse qui a entouré la faillite fracassante et frauduleuse d'Enron, l'usine de Québec est encore passée très proche d'une fermeture en 2002.

«J'ai dû aller plaider la cause de l'usine devant le contrôleur judiciaire, à Houston. Il fallait de l'argent pour pouvoir payer l'électricité et les fournisseurs.»

Sauvée pour la deuxième fois, l'usine a été rachetée en 2004 par son actuel propriétaire, l'Américain Peter Brant, pour 220 millions, une fraction du prix payé par Enron. En 2010, croulant sous des dettes de 900 millions, White Birch s'est placée sous la protection de la loi pour éviter la faillite. L'usine de Québec a fermé en décembre 2011, laissant en plan 600 travailleurs et 800 retraités.

Depuis, employés et retraités ne savent pas ce qui les attend. Il faut dire qu'ils ont affaire à tout un numéro. L'homme derrière White Birch est une personnalité flamboyante, qui a épousé une actrice de Hollywood, Stephanie Seymour. C'est un joueur de polo, connu pour mener grand train.

Le Soleil a dévoilé que Peter Brant se versait de plantureux honoraires à même les revenus de ses trois usines de papier en difficultés à Québec, Gatineau et Rivière-du-Loup.

Autour de ce qu'ils appellent la roulotte de l'espoir installée en face de leur usine fermée, les travailleurs à qui nous avons parlé sont convaincus que cette coûteuse gestion est en partie responsable des déboires de l'usine.

André Sarasin aussi.

Maintenant à la retraite, il croit toujours à l'avenir de cette usine. «On n'a jamais manqué de clients ni de commandes», explique-t-il. Après avoir consulté des personnes clés de l'industrie qu'il connaît depuis 40 ans, il estime possible de relancer l'usine.

Il y croit assez pour aider les employés à mettre sur pied un plan de relance, advenant que l'usine soit mise aux enchères par le syndic Ernst&Young.

L'usine date de 1928. Elle est vieille, reconnaît André Sarasin, mais elle a été bien entretenue et ses quatre machines ont assez de flexibilité pour produire plusieurs produits différents, en petites quantités.

On a annoncé trop vite la disparition du papier, selon lui. Ça va peut-être arriver plus rapidement en Amérique du Nord, mais ailleurs dans le monde, il y a beaucoup de gens qui commencent à écrire sur des cahiers et à lire les journaux, estime-t-il.

S'ils relancent leur usine en y mettant de leur argent, les travailleurs auront d'autres sacrifices à faire. André Sarasin en convient. «Mais ils vont les faire pour eux, pas pour Peter Brant», dit-il.

Une vie en suspens

«Perdre sa job, c'est dur, mais le plus dur, c'est de ne pas pouvoir faire de projet.» Serge Gaulin est dans la rue depuis le 9 décembre. C'est à cette date que White Birch a fermé temporairement son usine de Québec. Quelques semaines plus tard, la fermeture était définitive.

Comme les 600 autres travailleurs de l'usine, Serge Gaulin ne sait pas ce qui l'attend. Tout le monde vit dans l'attente de l'échéance du délai accordé à l'entreprise pour soumettre une proposition à ses créanciers. Ce délai, plusieurs fois prolongé, est maintenant fixé au 30 mars.

À 49 ans, «encore jeune mais un peu obèse», comme il le dit, Serge Gaulin aimerait peut-être retourner aux études si l'usine est condamnée. Mais voilà, il ne sait pas ce qui va se passer.

Il s'est joint à un petit groupe de travailleurs qui a monté un projet de relance de l'usine pour le soumettre au syndic. Le comité a reçu un coup de main de l'ancien patron André Sarasin et de ses précieux contacts dans l'industrie. Il a fait appel à des comptables et à d'autres spécialistes.

Serge Gaulin est fier du résultat. «On a tout fait ça avec de la poussière de fond de poche», résume-t-il.

Il n'en pas sûr à 100%, mais il pense que cette initiative a contribué à ramener Peter Brant à la table des négociations, après sa première offre dite finale. «J'aime croire qu'on est un petit caillou dans la botte de M. Brant», sourit-il.

Le projet, qui implique la participation financière des travailleurs, n'est pas du tout sûr de se réaliser, prévient-il. S'il échoue, «on aura au moins la satisfaction d'avoir tenté quelque chose».

Si les négociations de la dernière chance avec White Birch ne mènent à rien, Marcel Côté, 36 ans de service à l'usine, dit qu'il est prêt à embarquer dans le projet. «De toute façon, il va falloir faire un move», explique-t-il, devant l'usine où il se rend plusieurs fois par semaine pour rencontrer les gars et garder le moral.

Marcel Côté a bien voulu faire «un move» dès que White Birch a annoncé la fermeture de l'usine. Le jour même, il est allé s'inscrire à une formation de conducteur de poids lourd.

On lui a fait comprendre qu'étant donné que l'usine pourrait rouvrir, il valait mieux pour lui d'attendre d'être fixé.

Michel Émond a lui aussi fait «un move» quand l'usine a fermé. Parka Hilfiger rouge et tuque enfoncée sur les yeux, il vient tous les jours rejoindre les gars à la roulotte de l'espoir.

Ce retraité de 63 ans risque de perdre la moitié de son fonds de retraite si White Birch fait faillite. «J'ai vendu ma maison à Québec pour en acheter une plus petite sur la Rive-Sud», dit-il.

Son but, c'est d'éviter à tout prix d'avoir à recommencer à travailler. Et une coopérative de travailleurs pour relancer l'usine? Certainement, dit-il. Même à la retraite, Michel Émond se dit prêt à soutenir financièrement ce projet qui a été soumis au syndic Ernst&Young, responsable de la restructuration de White Birch. Le sort de l'entreprise sera connu le 30 mars.