«Je vous en supplie! Voyez-là!» L'appel vient de Denys Arcand. Le cinéaste détaillait jeudi, devant des étudiants et professeurs de HEC Montréal et dans le cadre du 1er Festival international de films sur l'entreprise, avec quelle finesse et justesse la série américaine Mad Men décrivait le fonctionnement d'une entreprise.

Le réalisateur de L'âge des ténèbres venait, en fait, de se faire demander par Yves-Marie Abraham, l'organisateur du festival, quel était l'apport de l'entreprise au cinéma. «Il n'y en a pas, estime-t-il. Le seul exemple auquel je pense et qui fait comprendre comment fonctionne une entreprise, c'est la série Mad Men. Pour une raison simple: c'est que l'histoire tourne autour d'une agence de publicité. Et que dans la vie, les créateurs se promènent entre les projets de fiction et la production de pubs. Et comme c'est une série, on a du temps pour expliquer et décrire la hiérarchie. Dans la deuxième saison, il y a un achat hostile de l'agence par une entreprise britannique. On sent que ça a été vécu. C'est, pour moi, le seul exemple bien documenté et rigoureux.»

Invité jeudi en compagnie de Laurent Lapierre, titulaire de la Chaire de leadership Pierre-Péladeau, en ouverture de festival qui a pour thème «L'entreprise peut-elle se passer de chef?», Arcand a longuement parlé de ce que le cinéma peut nous apprendre sur l'entreprise et de ce que l'entreprise apporte au cinéma. «Mes documentaires et même mes films de fiction sont fondées sur une assez longue recherche. Mais quand on fait un film sur l'entreprise, on se heurte à des portes closes, déplore-t-il. Elles sont extrêmement frileuses. La plupart sont fondées sur la compétition. Elles ne veulent pas dévoiler leurs stratégies. Filmer un conseil d'administration, c'est impossible. Le Conseil de Goldman Sachs est inaccessible. Et c'est très grave pour les entreprises car, bien souvent, seuls les gens mis à la porte parlent. Donc, elles sont filmées sur leur mauvais jour.»

Et quand les entreprises parlent? «Une grande corporation a un département de communications ou elle fait affaires avec une firme de relations publiques, rappelle Denys Arcand. Et celle-ci a tendance à tout aplanir. On m'a déjà dit: pouvez-vous cesser de faire des films sur les pauvres? Mais, on ne connaît pas les extrêmement riches.»

Ne manquant pas d'anecdotes sur le milieu du cinéma ou sur la production cinématographique, Denys Arcand a décrit de façon humoristique l'apport, selon lui, de l'entreprise au cinéma. «De la première partie du XXe siècle jusqu'en 1970, les grands studios de cinéma, les Warner, Metro Goldwyn Mayer, se sont construits et étaient dirigés à 80% par des juifs venant de l'Europe de l'Est, raconte-t-il. Ceux-ci ont abouti au cinéma, car les autres sphères d'activités, comme le milieu bancaire, leur étaient interdites. C'était des entreprises éminamment mercantiles, mais comme les jeunes qui les dirigeaient avaient aussi à coeur d'être de bons citoyens américains, leurs désirs capitalistes étaient un peu freinés. Mais dans les années 1970, c'est gens sont tous morts et ont été remplacés par des MBA qui ont appliqué des grilles! Qui se sont demandé: qui va au cinéma? Les jeunes qui aiment le paranormal, la science fiction et, quelques fois, des films romantiques avec Justin Timberlake! Les scénarios sont tous pareils. L'explosion arrive à 1h43 du début. C'est la chute du cinéma américain. Mais c'est financièrement justifié. C'est ce que l'entreprise a apporté au cinéma!»

Le phénomène n'est pas applicable qu'aux États-Unis. Jeudi, Denys Arcand a aussi décrit ces entreprises d'ici qui se sclérosent en grandissant. Qui freinent les élans créatifs pour cause d'administration devenues trop lourdes. «Quand je suis entré à l'ONF, il y avait une French Unit avec deux producteurs et deux secrétaires qui faisaient tout. On produisait 30 minutes de télé par semaine. On entrait dans le bureau du producteur et on disait: je veux faire ça. Et on nous répondait: Vas-y! Aujourd'hui, il faut présenter un document pour avoir du financement. Lentement, on a créé des départements, l'entreprise s'est informatisé, une infirmière est entrée... Maintenant, où il y avaient des salles de montage, on trouve des bureaux d'avocats qui gèrent des catalogues. C'est pareil à Radio-Canada. C'est un peu tragique. Heureusement, la créativité est ailleurs. Sur le web notamment. Car on ne peut empêcher la créativité de pousser. C'est comme les fleurs sur le pavé.»

Le Festival international de films sur l'entreprise se poursuit jusqu'à demain. Aujourd'hui, à l'Amphithéâtre IBM du HEC, on peut visionner Tricofil, c'est la clef! de François Brault et Roger Lenoir (13h), Le directeur de Lars Von Trier (16h) et Le crime de M. Lange de Jean Renoir (19h). Dimanche, le festival présente Les femmes de la Brukman d'Isaac Isitan (midi) et À nous la liberté! de René CLair (15h). Des discussions de 45 minutes suivent chaque visionnement.