Après la Chine et l'Inde, l'Afrique semble vouée à connaître une croissance accélérée pendant la prochaine décennie. Premier volet de notre série de trois jours sur ce continent en pleine ébullition.

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Le port de Tema est encombré en ce mardi matin de novembre. Sur les quais de cette ville industrielle du Ghana, les conteneurs remplis d'équipement minier, d'appareils électroniques et d'autres marchandises s'empilent à perte de vue. Dans le golfe de Guinée, des dizaines de navires font la file depuis des jours pour pouvoir décharger leur cargaison.

Fernando Barbosa, directeur de la firme Mercator Transport au Ghana, ne s'étonne pas de cette congestion. Les infrastructures portuaires sont en surcapacité chronique dans ce pays en plein boom. «Ce que vous allez faire en quatre heures ailleurs, vous mettrez deux jours à le faire ici!», souligne-t-il.

Mercator fait peu de bruit à Montréal, où se trouve son siège social. Mais en Afrique, l'entreprise spécialisée en logistique du transport connaît un essor fulgurant. Depuis 2009, elle a ouvert des bureaux dans six pays du continent, et son chiffre d'affaires total est passé de 17 millions à 60 millions de dollars.

La PME a profité du boom des ressources naturelles pour faire ses premiers pas en Afrique subsaharienne. Elle organise entre autres le transport maritime et routier de produits chimiques pour la minière québécoise Semafo.

Très vite, toutefois, les contrats se sont diversifiés. Mercator compte maintenant Coca-Cola et Unilever, deux géants des produits de consommation, parmi ses clients. Glo, nouveau fournisseur sans fil, vient aussi de retenir ses services pour gérer l'importation de ses appareils et cartes d'appel au port de Tema. Fin décembre, Mercator a décidé de concentrer ses activités en Afrique de l'Ouest et de développer deux nouveaux marchés - le Mali et le Niger.

Le plan de match du groupeest simple: profiter de l'émergence d'une nouvelle classe moyenne, avide de toutes sortes de biens importés, pour se tailler une place de plus en plus grande en Afrique. La croissance est telle que Mercator projette d'acheter entre 15 et 20 nouveaux camions au cours des prochains mois au Ghana, explique Fernando Barbosa en montrant un de ses mastodontes tout juste rentrés du Burkina Faso.

«Tout est à faire!»

À 3400 km à l'est de Tema, au centre-ville de Kigali, l'enthousiasme est aussi palpable. Hatari Sekoko, directeur général du groupe immobilier Doyelcy Limited, vient d'investir 33 millions de dollars américains dans la construction du premier gratte-ciel de la capitale rwandaise. La tour effilée de 20 étages domine le panorama de la ville verdoyante, où les grues se comptent par dizaines.

M. Sekoko respire le succès avec ses lunettes griffées et son véhicule utilitaire sport de luxe. Il multiplie les investissements à Kigali et croit fermement au potentiel économique de son continent. «Il y a beaucoup d'opportunités en Afrique, dit-il. C'est très dur de faire des affaires dans les pays où tout est déjà construit. Ici, tout est à faire!»

De plus en plus, les investisseurs réalisent le potentiel économique du continent. Un potentiel qui dépasse de loin l'extraction des ressources naturelles, responsable d'environ 25% du produit intérieur brut (PIB). L'Afrique a un immense besoin d'infrastructures - routes, aéroports, centrales électriques, réseaux de télécommunications - et bénéficie d'un bassin de consommateurs qui s'agrandit chaque année.

Selon une étude de l'Institut McKinsey - qui parle des «lions africains» en référence aux «tigres asiatiques» -, le pouvoir d'achat combiné des Africains passera de 860 milliards US en 2008 à 1400 milliards en 2020. Quelque 128 millions de ménages auront alors accès à un revenu annuel de plus de 5000$ US, qui leur permettra d'acheter une voiture, un téléviseur ou de contracter une hypothèque, prévoit le groupe. La classe moyenne, déjà en émergence aux quatre coins du continent, deviendra alors un puissant moteur de l'économie africaine.

«Le potentiel de ce continent est absolument phénoménal», lance l'homme d'affaires Charles Sirois, président de Télésystèmes et fondateur d'Enablis, un organisme qui parraine 1900 entrepreneurs locaux dans 6 pays africains.

L'Afrique et son milliard d'habitants sont à l'aube d'un véritable décollage, croit aussi la Banque mondiale. L'organisation estime que le continent se trouve au stade où étaient l'Inde il y a 20 ans et la Chine il y a 30 ans.

Entreprises et fonds d'investissement sont de plus en plus nombreux à tenter leur chance en «Afrique noire» - nettement moins développée que le Maghreb au nord et le géant sud-africain. Il y a encore moyen d'y obtenir des rendements très intéressants: des entrepreneurs canadiens rencontrés sur place ont parlé de marges de profits de 10%... à 130% sur certains projets!

«En fait, on achète un marché en croissance au rabais, plutôt que de l'acheter à prime, fait valoir Charles Sirois. Parce que si on veut faire des deals en Inde ou en Chine, on va payer une prime. Ils nous la vendent, leur croissance future plus rapide que la nôtre. En Afrique, on va avoir la même croissance, mais au rabais parce que la perception est négative.»



Photo Robert Skinner, La Presse

Plus d'une centaine de gens d'affaires africains se sont réunis pour causer «business» en novembre dernier, au Vodafone African Business Leaders Forum à Accra.

Un marché complexe

L'image de l'Afrique, en effet, demeure souvent négative. Les conflits interethniques, les élections truquées et les ravages du sida - des maux bien réels - continuent de monopoliser une bonne partie de l'attention des médias et investisseurs. Mais derrière la corruption et la pauvreté extrême, qui persistent dans plusieurs pays, se cache une réalité autrement plus complexe.

«Les gens ont souvent l'impression que l'Afrique est un pays, et non un continent, déplore Charles Sirois. Ils disent: il y a des problèmes en Somalie. Oui, mais c'est un pays sur 50! On a tendance à faire un amalgame de tout ça.»

Si certaines nations demeurent corrompues jusqu'à l'os - la Somalie, le Soudan, la République démocratique du Congo et le Tchad, notamment, figurent parmi les pires élèves de la planète selon Transparency International -, d'autres ont amélioré de façon spectaculaire leur bilan au cours de la dernière décennie.

La Banque mondiale et le Fonds monétaire international viennent ainsi de saluer les réformes menées par plusieurs pays africains. En 2011, le Rwanda, le Burkina Faso, le Mali et le Ghana ont figuré au top 10 mondial des nations à avoir le plus amélioré leur environnement réglementaire, indiquent les deux institutions dans leur classement commun «Doing Business», établi chaque année.

La situation évolue à ce point que The Economist a publié un article sous forme de mea-culpa le mois dernier. Le magazine britannique reconnaît avoir eu tort de qualifier l'Afrique de «continent sans espoir» il y a 10 ans. Les échanges avec le reste du monde ont bondi de 200% depuis, alors que les déficits budgétaires ont été amputés des deux tiers, souligne la publication. L'inflation moyenne est en outre descendue de 22% à 8% grâce à l'amélioration des politiques macroéconomiques.

Les choses changent, et le rythme semble voué à s'accélérer. Les Africains sont jeunes et la population du continent devrait doubler à 2 milliards d'ici 40 ans. Quelque 600 millions d'entre eux ont un téléphone cellulaire et de plus en plus ont accès à l'internet. Les réseaux de fibre optique se multiplient, les transports aériens entre pays s'améliorent et des ensembles économiques cohérents - en premier lieu la Communauté est-africaine - commencent à se mettre en place.

À n'en pas douter, les lions africains ont commencé à rugir.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

«Certains experts minimisent le défi de l'expansion démographique, observant que l'Afrique a su y faire face jusqu'à présent. Il ne faut toutefois pas sous-estimer l'ampleur des changements à venir (...) la croissance démographique en cours est sans précédent tant par son ampleur que par son rythme», insiste le rapport.