Y a-t-il ou pas une bulle immobilière au Canada? La question soulève bien des inquiétudes... et divise les experts. Les Américains, de leur côté, se remettent encore péniblement de la crise qui a ravagé leur marché de l'habitation.

Garth Turner est un homme inquiet. Très inquiet. Selon cet ex-député fédéral et journaliste financier, recyclé en gourou de l'immobilier, une véritable bulle de l'habitation est en train de se former au Canada. Une bulle qui ressemble dangereusement à celle qui a éclaté avec fracas aux États-Unis.«On a maintenant des villes canadiennes qui sont parmi les moins abordables au monde, lance-t-il. C'est ridicule: on vit dans un pays peu peuplé, avec d'immenses territoires, alors pourquoi doit-on payer 900 000$ pour une petite maison à Vancouver? C'est complètement fou.»

À l'instar d'autres analystes et économistes, Garth Turner multiplie depuis des mois les mises en garde. Selon lui, le gouvernement canadien se dirige tout droit vers un mur s'il ne freine pas —et vite— l'essor fulgurant des prix enregistré depuis un an. Le coût moyen d'une propriété a atteint 337 410$ en décembre au pays, en hausse de 19% sur un an (et de 5% sur une base annualisé), révèlent les données de l'Association canadienne de l'immeuble. Le nombre de transactions a explosé de 72%.

Aussi, même si les prix ont connu une baisse temporaire après la crise financière de l'automne 2008, ils ont monté en flèche presque sans relâche depuis 10 ans, partout au pays. Ils ont bondi de 120% à Calgary, 116% à Vancouver, 110% à Montréal et 66% à Toronto, soulignent les économistes Derek Holt et Karen Cordes, de la Banque Scotia, dans un rapport publié cette semaine. «Appelez cela comme vous voulez, nous croyons que c'est une bulle.»

Pourquoi une telle poussée, surtout au cours des 12 derniers mois? D'abord à cause des taux d'intérêts qui naviguent à des creux historiques. La Banque du Canada a abaissé son taux directeur à plusieurs reprises depuis l'éclatement de la crise du crédit, jusqu'au plancher de 0,25% encore en vigueur. Un remède de cheval qui a dopé la demande et les prix.

La Société canadienne d'hypothèque et de logement (SCHL) a aussi assumé un rôle de plus en plus important pendant cette période. Cette société d'État fédérale assure les prêts hypothécaires des emprunteurs dont la mise de fonds est inférieure à 20%, soit une bonne partie des acheteurs de maisons.

En gros, la SCHL rachète auprès des banques ces prêts hypothécaires, lesquels sont ensuite «titrisés» et revendus sur les marchés sous forme d'obligations. Pour dégeler le marché du crédit à l'automne 2008, Ottawa a demandé à la SCHL d'acheter jusqu'à 125 milliards de dollars d'hypothèques supplémentaires.

Le programme a fonctionné. À fond. La valeur des «cautionnements en titrisation», comme les appelle la SCHL, a bondi de 165 milliards en 2007 à 234 milliards l'année suivante. L'augmentation sera sans doute «bien plus forte» en 2009, selon la Société, mais les chiffres ne sont pas encore disponibles.

Des prêts à risque?

Environ le tiers des hypothèques canadiennes sont ainsi «titrisées». Ce qui inquiète au plus haut point certains observateurs, dont Garth Turner.

M. Turner fait valoir qu'une partie des hypothèques «titrisées» par la SCHL sont des prêts de mauvaise qualité. Comme plusieurs des emprunteurs ont acheté leur résidence avec une mise de fonds minimale de 5%, cela signifie qu'ils n'ont pas les reins assez solides pour assumer des changements imprévus à leur situation financière, selon lui.

«Ce sont des hypothèques à haut risque! lance-t-il. Rappelez-vous qu'aux États-Unis, quand les hypothèques à haut risque (subprimes) ont été vendues aux investisseurs, elles avaient une cote AAA. Quelle est la différence ici?»

Wendell Cox, chercheur au Frontier Centre for Public Policy, qui a publié cette semaine une étude sur les prix élevés de l'immobilier au Canada, se montre lui aussi inquiet.

«Il faut regarder de très près ce nouveau rôle étendu de la SCHL, dit M. Cox. Si les banquiers n'ont soudainement plus à assumer le risque des hypothèques, il n'y a aucune raison que les terribles choses qui se sont produites aux États-Unis ne se reproduisent pas au Canada.»

La SCHL estime que la pratique canadienne est sécuritaire, en plus de procurer un certain rendement. Elle fait aussi valoir que les emprunteurs acceptés par les banques ont tous subi un examen rigoureux.

«L'emprunteur doit prouver qu'il a les revenus nécessaires pour payer la totalité des frais de logement, comme les paiements hypothécaires, l'impôt foncier et les frais de chauffage», indique la Société d'État dans un courriel envoyé à La Presse Affaires. Ses responsables ont toutefois refusé d'accorder une entrevue en profondeur sur la question.

L'Association canadienne des conseillers hypothécaires accrédités soutient de son côté que les risques sont «faibles et maîtrisés», dans une toute nouvelle étude. Moins de la moitié de 1% de tous les acheteurs «dépassent un peu les limites de leurs moyens», affirme le rapport.

La Banque du Canada a elle aussi tenu à se faire rassurante. Il y a deux semaines, l'un des conseillers du gouverneur Mark Carney a qualifié de «prématurées» les discussions quant à une bulle immobilière au pays. «Les hausses récentes du prix des maisons ne semblent pas déconnectés de la dynamique sous-jacente entre l'offre et la demande», a indiqué le conseiller David Wolf dans une allocution.

Pour ralentir la machine, des experts préconisent néanmoins de faire passer de 5 à 10% la mise de fonds minimale, et de ramener de 35 à 30 ans le terme maximal d'une hypothèque. Le ministre des Finances, Jim Flaherty, a dit en décembre qu'il envisageait un tel scénario, sans donner de chiffres précis. Ottawa a déjà éliminé en octobre 2008 le terme de 40 ans et la possibilité d'acheter sans comptant.

Hélène Bégin, économiste principale au Mouvement Desjardins, juge que la situation n'est pas inquiétante... pour le moment. «On est d'avis que ce n'est pas une menace immédiate, mais il y a lieu de regarder la situation de près car les prix ont augmenté beaucoup plus vite que les revenus.»

Chose certaine, qu'une bulle soit en train de gonfler ou pas, il est certain que «l'abordabilité» des maisons va continuer à se détériorer au pays, conclut Mme Bégin.