À quoi sert-il d'être une puissance énergétique mondiale s'il est impossible de vendre son énergie à ceux qui veulent l'acheter ? C'est ce que le Canada réalise aujourd'hui. D'un océan à l'autre, la congestion sur les autoroutes de l'énergie pourrait empêcher les producteurs de vendre leur pétrole et leur électricité. D'où la nécessité de construire à coups de milliards de nouveaux accès vers les marchés.

D'un côté, un pays riche d'énergie en tous genres. De l'autre, des centaines de millions de consommateurs assoiffés d'essence et affamés de kilowattheures. Entre les deux, une pénurie croissante de routes et d'autoroutes pour relier vendeurs et acheteurs.

Pour la première fois depuis des décennies, des mégaprojets sont sur la table pour résoudre ce problème et accroître les échanges énergétiques entre le Canada et les États-Unis. Qu'elles soient destinées au pétrole de l'Ouest ou à l'hydroélectricité de l'Est, ces autoroutes énergétiques font face aux mêmes défis, des coûts colossaux et une farouche opposition dans les communautés qu'elles veulent traverser.

Le Canada, grâce à ses sables bitumineux, est en voie de devenir un des plus importants producteurs de pétrole du monde. Mais à quoi bon produire plus de pétrole s'il est impossible de l'acheminer vers les marchés?

Sans les pipelines Keystone XL et Northern Gateway, l'industrie pétrolière canadienne ne pourra pas se développer, estime Joseph Doucet, spécialiste en énergie et professeur à l'Université d'Alberta.

«C'est la poule et l'oeuf, illustre-t-il lors d'un entretien avec La Presse Affaires depuis Edmonton. La production de pétrole de l'Alberta pourra augmenter comme prévu seulement s'il y a un accès aux marchés».

Les deux projets sont également importants, selon lui. Le pipeline Northern Gateway, vers l'Asie, n'est pas un «plan B» au cas où celui de Keystone XL, vers les États-Unis, ne pourrait se réaliser. «Si la production atteint les niveaux prévus, on aura besoin des deux», dit-il.

L'industrie pétrolière albertaine estime que la production de pétrole tiré des sables bitumineux doublera d'ici 2035, pour atteindre 4 millions de barils par jour. C'est deux fois plus que ce que le pays consomme.

Pour le moment, beaucoup d'embûches se dressent en travers des deux tuyaux. Il y a d'abord le risque que représente le prix du brut. Le pétrole tiré des sables bitumineux coûte plus cher à produire, et les énormes investissements qu'il nécessite ne sont pas rentables si le prix baisse sous la barre des 60$ US le baril.

Il y a ensuite le risque qu'une taxe sur le carbone vienne encore augmenter le coût de production du pétrole canadien. Comme l'exploitation des sables bitumineux est plus énergivore et émet plus de gaz à effet de serre, le pétrole canadien serait désavantagé par rapport au pétrole conventionnel.

Au prix actuel d'environ 100$US le baril, ni les producteurs canadiens ni les promoteurs des pipelines n'ont de raison de s'inquiéter. Mais en matière de ressources, le risque de prix est quand même toujours là, souligne Joseph Doucet.

L'effet Chiquita

Les deux projets font également face à une farouche opposition de la part des environnementalistes et des communautés vivant près des tracés qu'ils emprunteront. Selon le professeur Doucet, c'est ce qui rend le transport de l'énergie encore plus complexe que la production elle-même. «Le transport se fait sur de très longues distances et affecte un plus grand nombre de communautés que la production».

C'est particulièrement vrai de Keystone XL, qui doit traverser une frontière internationale et six États américains.

TransCanada, le promoteur de Keystone, a frappé un mur dans le Nebraska, où les agriculteurs en colère ont fini par réussir à retarder son projet. Le président Barack Obama a reporté à après les élections sa décision sur Keystone XL, ce qui force TransCanada à revoir les parties les plus controversées de son tracé.

Le projet d'Enbridge d'acheminer le pétrole canadien en Asie rencontre d'autres problèmes. Des opposants, comme le groupe ForestEthics, soulignent que le pétrole canadien devrait d'abord profiter aux Canadiens qui, pour une bonne partie d'entre eux à l'Est du pays, importent du brut de l'étranger, comme le Québec.

Mais c'est surtout l'impact environnemental de l'exploitation des sables bitumineux qui alimente l'opposition aux projets de pipelines. L'industrie des sables bitumineux traîne une mauvaise image, qui peut avoir un impact sur les projets de pipelines, estime Joseph Doucet.

L'industrie vient de réagir vivement à la décision de Chiquita d'éviter d'acheter du carburant canadien, dont l'empreinte carbone est plus lourde. Mais le secteur a mis du temps à se défendre et le mal est fait. «Je ne sais pas si on est en troisième période ou en temps supplémentaire, mais il ne faut pas abandonner la partie», dit le spécialiste, parce que l'industrie est trop importante pour l'économie canadienne.

Le pétrole de l'Alberta n'est pas aussi sale qu'on le dit, selon lui. «Sa production émet 10% de plus de gaz à effet de serre que le pétrole de Terre-Neuve, précise-t-il, mais il n'y a pas de pétrole propre».

Joseph Doucet croit que pour Keystone, l'intérêt économique des deux pays prévaudra et que le projet se réalisera une fois passée l'élection américaine. Northern Gateway devrait aussi devenir réalité, à condition que ses promoteurs tiennent compte des arguments des environnementalistes.